La démarche de Jean Lecoultre suscite la sympathie. Nous l’avons suivi depuis la rupture sociale qui l’a jeté vers l’aventure spirituelle ; il a recherché passionnément son expression personnelle en lisant les poètes et en suivant la voie ouverte par Klee. Son écriture, au lendemain des années 50, souffrait de cette influence, nécessaire à l’affirmation de son originalité débutante : elle y prenait un point d’appui pour tenter de soulever la peinture, pour la faire basculer hors de la somnolente imagerie anecdotique, et n’y puisait pas simplement les facilités imitatives que dictent la paresse ou l’insuffisance.
Tout à coup, la révélation des paysages et des éclats lumineux de l’Espagne lui donna le pouvoir de s’affranchir des leçons d’un maître en lui conservant néanmoins son admiration. Le style, certes, n’était pas vraiment forgé : de Braque à Pignon, les héritages cubistes et post-cubistes imposaient encore à l’ordonnance des compositions une certaine raideur peu compatible avec l’ondoyante sensibilité de Lecoultre. Mais l’artiste prenait des risques, provoquait le mouvement, se portait au-devant des formes qu’il aimait chez les autres afin d’en faire surgir d’inédites, pour lui-même, selon ses propres exigences, un peu confuses parce que trop riches d’intentions. D’où la nécessité d’un retour à l’objet pour essayer de conquérir les énergies de l’intensité nue : tendance à la concentration plutôt qu’à l’excentricité, dirait Edmond Gilliard. Il scrutait les visages et leur arrachait, par ses portraits, des accents à la fois aigus et tendres, dans la psychologie aussi bien que dans le dessin. Mais sa conquête la plus évidente fut celle de la couleur. Il repartit du blanc et du noir, domina la gamme des gris. Puis l’aridité des ·sols castillans, brûlés de soleil, fit naître sur sa palette, de l’or au brun foncé, de riches variations autour des terres de Sienne. Il en joue alors avec de subtiles finesses, annexant au passage, grâce au ciel, des bleus sublimes qu’il dispose par plans légers ou par touches suaves, entraînant ses matières vers de très doux frémissements qui font de ses tableaux d’émouvants traits d’union entre la réalité d’un pays et la trace qu’il a laissée dans nos souvenirs ou nos rêves.
1958 : mieux que jamais, Lecoultre devine le mystère sous le banal et l’éternel au cœur de l’instant. Il s’acharne à saisir, puis à restituer cette nature seconde que trahit l’ombre sous l’olivier, le calme du corps au repos, les arcanes d’un coin d’atelier.
Les ocres espagnols continuent d’offrir la tonalité fondamentale. Parfois, il allume un carmin, prolonge l’écho sec d’un azur, toujours avec discrétion, car il n’aime pas imposer sa voix en parlant fort. Les séductions spectaculaires, il les laisse à ceux qui se préoccupent des modes et des formules trop polies pour être honnêtes. Il croit aux vertus du silence. Même lorsqu’il se laisse emporter par des envolées lyriques, il ne perd jamais le sens de la mesure : son expressionnisme intimiste mûrit lentement. Et brusquement, de profondes impulsions font craquer l’espace : voici de grands formats dont le caractère mural manifeste une parenté certaine avec les Mexicains, chantres de la révolution. Puis il revient à l’effusion devant la courbe féminine d’une colline, abolissant la description pour la transcender par une plénitude allusive que hantent les blasons de l’infiguré : la lumière, la poussière et le vent traversent une emblématique presque abstraite. Il arrive que Lecoultre éprouve quelques difficultés à hisser l’ouvrage jusqu’à cet équilibre magique parce qu’il tente de rapporter des scènes trop compliquées, génératrices d’une lecture brouillonne. Lorsqu’il se propose, par exemple, d’exprimer simultanément un climat et un visage, il n’évite pas toujours des ruptures inutiles dans l’emploi contradictoire des taches et des tracés . ( De Staël, je crois, connut de similaires problèmes aux alentours de 1953).
1961 : aurait-il épuisé la source d’inspiration que lui offrit généreusement l’Espagne sans obtenir, de retour au pays natal, un équivalent capable de nourrir sa vision ? Lecoultre effectue une douloureuse mutation : le monde qui l’entoure est radicalement différent. Les vergers et les prés sont remplacés par la civilisation moderne qui, cependant, l’interpelle tout autant : il aime l’automobile et l’avion, les environnements urbains constellés d’enseignes, la volupté laquée des carrosseries et jusqu’au louche anonymat de bureaux paradoxalement luxueux et fonctionnels. Cet univers frigide semble échapper à la prise picturale, ce qui ne manque pas d’exciter chez Lecoultre le désir de l’élire comme sujet nouveau de ses investigations. Au gré d’une première approche, pour l’apprivoiser, il en tire une suite d’impressions magistralement élaborées et curieusement privées de dimensions dramatiques. L’artiste glisserait-il de l’expressif à l’illustratif ? Ces personnages, proies de la nuit et perdus au fond d’un corridor, ces passants furtifs devant des murs tristes ou sous des lampes aveuglantes, silhouettés près des cages d’escaliers ou sur les déserts de béton, n’entraînent pas avec eux une véritable présence de solitude ou de déchirement sous l’emprise de l’angoisse et des espoirs sans cesse différés, ce tragique si terrible que noue et dénoue Alberto Giacometti lorsqu’il sculpte ou lorsqu’il peint. C’est que la volition de Lecoultre, ici, ne consiste pas à s’inscrire dans le drame et à subir la torture des martyrs. Ironique, il prend ses distances, témoigne de ce qu’il voit et s’efforce de préserver sa lucidité par une sorte de cynisme qu’il oppose au sentiment. Cette attitude menace de le perdre : raison de plus, pour lui, de s’y tenir ! Dans son existence quotidienne, au volant de sa voiture, et dans son art, heureux de se livrer aux témérités intellectuelles, Jean Lecoultre se comporte en casse-cou. L’habileté, dès lors, pourra le contraindre provisoirement à laisser l’élégance ou le charme se déployer au détriment des tensions internes de I’œuvre : cette remarque se confirme si l’on étudie le système créatif qu’il adopte pendant cette période, accordant une importance primordiale à la notion de mise en page. Il situe le motif en le décentrant exagérément, ce qui lui permet ensuite de traiter de vastes surfaces à la manière des informels (du Tapiès en fluide), ces harmonies en expansion contrastant avec la réduction graphique des thèmes et dictant ainsi leurs attraits par le biais de la virtuosité. Phase transitoire, en plein désordre des valorisations terroristes proclamées par la critique et les marchands, moment de doute face aux choix indispensables à l’invention d’une salutaire néo-figuration, tâche inséparable de la redéfinition des raisons ou déraisons de peindre (pour qui ? pourquoi ?) singulièrement urgente au tournant des années soixante.
1965 : Lecoultre devait nécessairement succomber aux tentations et vivre ces expériences déterminées afin d’impliquer les résultats, à bon escient, dans le travail de dévoilement du subjectif derrière les apparences objectives qu’il opère en cadrant, à la façon du cinéaste, des fragments significatifs de nos panoramas citadins. Il ne cesse de regarder autour de lui comme en lui-même, ni de méditer sur son action de peintre dans le rapport qu’elle entretient avec la société contemporaine, avec une culture qui n’est pas nécessairement celle des cultivés et jamais celle des pseudo-cultivés. Proche de l’actualité, non pour y participer, mais pour s’en démarquer, il croit à ce que lui découvrent son œil et son esprit, non aux slogans. Cohérent malgré les fréquents changements de cap, son projet avance. À chaque étape, sa manière de concevoir le tableau, de le bâtir fait déborder généreusement de la toile notre plaisir de la délectation pour le doubler de celui, vectoriellement inversé, de la réflexion.
Il refuse les alibis du militantisme artistique, les notions utilitaires (enjolivement des foyers ou enrichissement du patrimoine) et son engagement devient autrement décisif, interrogatif au centre d’une iconographie où nous reconnaissons les reflets indécis d’un avenir vaguement lisible sur la frange des mythologies dont se nourrissent les journaux, le roman policier, le theater d’avant-garde, le cinéma : temps de l’homme innommé, des visages flous, de la fuite des identités derrière les lunettes noires, de la brutalité sournoisement travestie, revêtue de smokings ou masquée, de l’espace tourmenté, déchiré, du superficiel bonheur cérémonieux où fulgurent obliquement, comme chez Guardi, de possibles cauchemars, d’imprévisibles épouvantes.
Ces vues fixes de la mouvance, de l’absence déguisée, de la fête funeste, des certitudes fugitives, ont été dressées devant nos yeux par un arpenteur d’abîme qui nous sauve du vertige en nous le désignant : art moral, sans moralisme.
1966 : lorsque sur l’écran de la télévision, nous avons pu voir pour la première fois un cosmonaute quittant son vaisseau spatial pour flotter dans le vide au bout d’une corde ballante, nous avons éprouvé une émotion difficile à cerner, comme suspendue entre l’exaltation et la frayeur : notre semblable franchissait les limites de l’impossible et, vue du ciel obscur, la terre, dont on apercevait au fond de l’image un morceau de sphère découpé sur l’infini, gagnait le domaine du fantastique, mais aussi le caractère d’une évidence, je ne sais quelle fabuleuse proximité, source de crainte et de merveilleux, d’un astre que nous savions habité.
Par ce détour de notre regard plongeant sur nous-mêmes du haut des étoiles, nous pouvions percevoir notre précarité sous la puissance technologique, et notre axiomatique vacillait pour nous donner de notre propre surgissement dans le tumulte des nébuleuses une étrange sensation, fusante et renaissante, jaillie entre l’enchantement et l’effroi.
Cette impression d’insécurité fascinante-fascinée, il n’est pas nécessaire d’aller prendre un point de vue dans les planètes pour l’intérioriser. Car nous l’éprouvons à chaque pas, mais nous nous en écartons et l’ignorons pour nous rassurer. Nous préférons subir passivement notre univers économique et poli tique, ses appareils trompeurs et ses idéologies somnifères, consommer l’euphorie standardisée dont se nourrit l’inconscient collectif et en tirer un art (qui n’en est pas un) consolidant les stéréotypes, au lieu de les dénoncer en pratiquant une coupure entre le vécu et la représentation du vécu.
L’une des qualités primordiales de Lecoultre me paraît être, à cet égard, sa façon d’insinuer sous les clichés une subversion presque invisible : il ose ne pas rompre avec la tradition pour jeter la peinture au feu de l’événement contemporain et s’acharne. À révéler sans équivoque la différence qui sépare deux ordres de poésie qu’à la suite d’une mauvaise interprétation des convictions surréalistes on cherche à confondre : la poésie du monde moderne souvent insolite, généralement aliénante, et celle de l’art, qui est toujours désaliénant. Jamais plus que depuis l’avènement de l’information massive et industrielle on a mêlé si complaisamment les signes et leurs référents : !’Histoire, métamorphoses en ballets roses avec nombreux intermèdes sanglants n’emmène dans sa ronde que des citoyens en effigie, désormais victimes consentantes de leurs aberrations délirantes, destructrices et autodestructrices.
Les affirmations arrogantes du Pop, la démagogie bonimenteuse de !’Hyper réalisme, les frivoles provocations, Lecoultre s’en éloigne. En effet, isoler un morceau de réel et le donner à voir dans sa nudité, priver un objet de son ustensilité pour l’exposer tel quel comme œuvre, spéculer sur les aléas, dérouter l’imagination par une combinatoire hardie née d’un collage sans perspectives concertantes, sont des opérations hygiéniques (parce que ludiques) probable ment favorables au décrassage de l’œil et au décapage des habitudes mentales ; elles relèvent néanmoins des extravagances chères aux divertissements et aux coups de publicité de l’épate-bourgeois. L’étalage astucieux des contenus de poubelles et l’accumulation des déchets sous cloche ou dans les écrins de plexiglas, en fin de compte, sont un luxe que s’offre une civilisation repue, égoïstement repliée sur elle-même et qui redoute les inconnues tapies de l’autre côté de son horizon, les aspirations plus hautes que sa ligne de mire. Tout cela ne débouche pas miraculeusement sur l’esthétique ; celle-ci exige de plus secrètes initiations, de plus amoureuses maturations : une alchimie.
Dans le sillage de la révolte pure de Dada et de la dérision (authentiquement blasphématoire chez Duchamp) du ready-made, la volonté de persiflage s’est muée en un rituel tristement opportuniste, respectueux et âpre au gain sous des allures de potache impertinent.
Dès lors que tout est permis, rien ne peut scandaliser , et pour conserver à l’art sa charge explosive, ses radiances, son rôle d’éveilleur des consciences par échange sensuel, mieux vaut recourir à la traditionnelle syntaxe qu’offre le métier, en la mettant au service de contenus inédits, ce que fit Lecoultre et ce qu’il refera. Toutefois, ses observations relatives à l’interdépendance des signifiants et des signifiés l’incitent auparavant à modifier, une fois encore, son dis positif offensif. Peu à peu, dans le contexte peint, au terme d’incessantes approches dirigées par le dessin, il a rapporté des matériaux étrangers, non pour répondre à la retape des aboyeurs commerçants, aux engouements des faiseurs de sensationnel, mais pour tisser des réseaux plus complexes où la compréhension du visiteur s’égare, bute, appelle impérativement l’intelligence à la rescousse, juge, perfore, se retourne, se divise en bouquets, se démaille en salves d’émois. Papier doré, papier d’argent, étoffes rares ou communes, perle de verre, mousse de nylon interviennent dans la constellation pour faire dériver les chromatismes sémantiques vers le tactile. Le miroir, la zone métallisée, le cellophane instaurent un contrepoint lisse aux plages moelleuses, rugueuses, en velours côtelé ou en nid de guêpes. Des tons criards prélevés dans les banlieues – rouges des écriteaux, bleus électriques, verts chimiques, jaunes des néons, roses des illuminations de juke-boxes, brillance vulgaire des machines à sous – élargissent le champ et collaborent à cette mise en scène picturale de l’ère électronique : nous songeons à des films, au Chant du Styrène, à Muriel, à L ’Eclipse.
Ce que cherche le Pop’Art (cet avatar désabusé de l’optimisme prolétarien de Fernand Léger) : un constat, un cri de ralliement dans le « désert rouge », Lecoultre le trouve et le dépasse. Il ne lui suffit pas de nous jeter à la face un objet témoin du monde-objet pour qu’il se sente justifié. L’homme, esclave ou maître, pris dans le rets de la société technocratique, redevient toujours, à la moindre occasion, l’axe focal de ses préoccupations. Il n’y a pas d’arbres, pas de fleurs, pas de cordial solaire (l’Espagne est loin !) dans ces coupes séquentielles qui parlent de l’asphalte, des carrefours, des autoroutes, des aéroports et qui suggèrent l’atmosphère silencieuse d’usines, de halles de montage, d’im meubles administratifs ressemblant à des hôpitaux, des laboratoires de police scientifique baignés de blafardes lueurs d’aquarium, de bloc chirurgical, où rien ne bouge sous une incertaine menace de foudre, de mort. Ce calme est faussement paisible : on sait que, dans la coulisse, des voyants clignotent, que le radar épie et que se résolvent d’étranges équations à la périphérie de cette immobilité trompeuse, royaume ensorcelé des cybernéticiens, étincelant chaos de messages plus énigmatiques dans leur débâcle sereine que les vestiges des nécropoles, effacés par les saisons de pluies ou de gel.
Nous supposons qu’un souverain code régit ces mécanismes fantasmatiques, mais le chiffre nous manque pour en déclencher l’ouverture. Des personnages de romans noirs, d’états-majors de multinationales, de conseils bancaires ou d’aventures d’espionnage, docteurs Folamour et agents 007 égarés dans les bars à strip-tease après la réunion sous les lustres d’une salle de conférence, apparaissent, disparaissent. La solitude les transit, l’opportunisme les aguerrit.
Lecoultre témoin de ce monde qui est le nôtre et qui chaque seconde rejette un peu de son écume sur les écrans des cinémas ou de la TV, sur les pages des magazines et dans la tête des gens, utilise volontiers des éléments sériels comme frises ou comme trames constitutives des situations qu’il a captées et qu’il recrée entre la géométrie et le spasme. Avec la même vigueur qu’à ses débuts, il refuse de spéculer sur l’anecdote, n’en tire qu’un prétexte à modulations idéoplastiques, ce qui ne l’empêche nullement d’articuler savamment les architectures du sens autour d’un récit-fantôme. Parti de l’enquête, soulevé par l’émotion, surchargé d’informations (gommées ensuite et transposées, réanimées par la minutie artisanale ou par la vitesse de la main), le tableau nous agresse par les fictions qu’il appelle, qu’il nous rappelle. De la sorte, le peintre s’affirme à contre-courant des catégories prônées par ceux qui distribuent des étiquettes et qui magnifient ou ternissent, de galeries en chroniques mondaines, les réputations. Il nous empêche de comprendre où, chez lui, finit exactement le relevé sociologique et où commence l’onirisme, attitude fidèle à l’esprit du surréalisme et rétive aux catéchismes qu’il engendra, ce qui peut expliquer la perplexité des inquisiteurs.
Dépersonnalisé, l’individu ne devient, pour Lecoultre, qu’un touriste anonyme, qu’un agent double, traqueur-traqué, bourreau-cible qui longe des couloirs, obéit, résiste ou ne résiste pas aux sollicitations aguicheuses des pin-ups, sirènes du néo-capitalisme. Une érotisation vague ou de stricte convention oblitère ou filigrane ces projections familières de la violence légalisée. Nous reconnaissons là notre présent veiné d’exploits superlatifs et, devant ces lambeaux de chorégraphies en suspens, c’est bien la sensation que nous procura le piéton de l’espace qui remonte en notre mémoire : surplombant le
·gouffre, il nous dévoile une galaxie qui est la nôtre et qui ne l’est déjà plus, que nous dirigeons et qui nous dirige, béante sur un futur installé parmi nous : notre inquiétude n’a plus de centre et sa circonférence est partout.
Cet évanouissement de l’homme sur fond théâtral de « thriller », Lecoultre pouvait mal en rendre la dimension ontologique, voire métaphysique, en utilisant le séculaire support opaque de toile ou de carton. Il a, par conséquent, essayé de dresser l’un devant l’autre des panneaux de fin treillis, de superposer des résilles rigides sur chacune desquelles, en miniaturiste pointilleux, il décomposa des documents quasi-photographiques. Ces cages vides à séparations multiples permettaient ainsi de percevoir une image désamarrée, inapprochable, plus immatérielle que la torsade multicolore au cœur de la bille d’agate, condamnée à se désagréger au moindre geste du regardeur : fragile instantané miroitement de la fragilité.
1974 et après : la synthèse, effectuée par l’intermédiaire de l’illusion d’optique et menaçant de s’égarer au terme d’une extrême sophistication des produits indispensables à la construction de ses pièges, ne pouvait satisfaire l’artiste guetté par la hantise d’être distrait de l’essentiel, d’être un voyageur attentif au véhicule jusqu’à négliger le but du voyage. Une fois de plus, Lecoultre opta pour le retour à la simplification des formes, à la pauvreté de l’outil.
Élagage et recentrement : crayon de couleur et papier rêche, austérité des sujets, feinte froideur des substances et des procédés. Boîte, paquet ou cube de marbre sont détaillés sans tremblement ni repentir comme sur l’épure d’un dessinateur de locomotives, mais il faut se méfier de la trop évidente netteté du constat ; une ficelle, un angle froissé, la cicatrice d’une blessure oubliée, la flétrissure d’un probable foyer d’infection, la pourriture qui mine, la fêlure qui progresse, l’angle droit qui va rompre, trahissent les outrages du temps : la prise en considération de son imparable attaque est absolument incompatible avec l’arrogante positivité qu’exhibe l’ingénieur. L’auteur chante ; il n’exécute pas un pensum ou une commande. En outre, le trait s’inscrit, se grave, interprète en profondeur ce que le tire-ligne répète avec indifférence et monotonie, La stèle avec l’herbe, le minéral avec le végétal, s’interpénétrant, réensemencent la problématique de Jean Lecoultre.
Près des fontaines hivernales, quelquefois le pied trébuche sur un bloc de glace à l’intérieur duquel nous apercevons des lichens prisonniers de la transparence et d’où sortent des touffes de brindilles sèches : troublante rencontre d’un phénomène très ordinaire qui peut susciter toutefois d’innombrables analogies, le cristal et la chevelure, une élytre fossilisée dans le granit, la veille et le sommeil, le jeu de l’un dans l’autre, les vases communicants, les interversions éclairantes de Magritte ou de Bunuel, tout ce qui de l’anagramme au calembour magnétise l’indicible pour le rendre spectralement déchiffrable et qui, chez Lecoultre, postule qu’il y a des images-malle des Indes comme il y a des mots-valises.
Pierre taillée plantée parmi les graminées folles, arête coupante dans le fouillis des tiges, linge en torchon sur un coin de table, écharpe enroulée autour d’une brique, fourrure sur une plaque de cuivre, plume et vitre, équerre et truelle, hasard et six faces du dé que le sortilège d’une prémonition érode et que l’amour abolit : branche et bourgeon, graine qui germe sur la colonne du temple et la descellera ! Ces monogrammes de l’ineffable et de l’intelligible, ces accouplements pétrifiés de règnes antagonistes et solidaires, le peintre les érige dans un air préalablement raréfié, protégé des turbulences extérieures ; il leur confère la gloire immanente des places, des monuments et des palais de Chirico, la paix crispée des cimetières de campagne clôturés au milieu des champs labourés ou verdoyants : à l’heure de midi, couvant leur ombre, les dalles se proclament tutélaires. Mais, chez Lecoultre, les plantes les enlacent, les soulèvent, les contestent ; elles clament sans mots notre espoir. Il n’appartient qu’aux femmes et aux hommes, à l’aube ou à la nuit, de reprendre possession, avant qu’il soit inhabitable, de l’univers des choses dont ils se sont exclus en désirant le vaincre par le mensonge et le profit, par le mépris. Lecoultre les alerte et les invite à retrouver d’abord, avant toute théorie, la dignité
Freddy Buache
Texte paru dans Jean Lecoultre, 1978, éditions de l’Age d’Homme, Lausanne