C’était à l’occasion de la projection d’un film de cinéma sur l’écran de l’auditorium d’un grand musée parisien, événement qui se produit souvent de nos jours, excellente preuve que peintures, sculptures, gravures occupent maintenant une valeur d’usage (sans doute inverse de leur cote boursière!) plutôt restreinte en ces lieux autrefois vénérables qui furent l’unique magistral repère mesu-rable, avec le nombre de livres des bibliothèques publi-ques, manifesté par les dictionnaires de la culture des cultivés au cours des années précédant les nôtres, vouées maintenant aux misérables miracles de l’ordinateur.
En attendant le spectacle promis, je mis à profit quelques instants de liberté pour découvrir, à l’étage, une exposition dont je ne savais rien.
Dans la vaste salle où, curieux provincial, je pénétrais, un artiste avait, au-dessus des yeux des visiteurs, d’un long mur à l’autre, fixé des cordes parfaitement tendues auxquelles ne pendaient pas les vêtements fraîchement lavés d’une récente lessive (de nos jours, nous pouvions éventuellement nous attendre à ce genre d’exploit muséal d’intentionnelle avant-garde agressive), mais une série de feuillets, du format d’une carte postale ou de fiches tirées d’un calendrier d’éphémérides qui donnent aux lève-tôt indécis la date et le proverbe de la journée.
Sur chacun de ces billets figurait un dessin prestement jeté de trois ou quatre coups de crayon, du genre d’un simple graffiti sans la moindre signification, pas même la promesse d’un voyage du côté d’énigmatiques itinéraires cérébraux entre humour, circuits imaginaires vers le devant des vitrines fermées, et taguées, d’échoppes d’une rue nocturne, ou vers d’impénétrables réflexions à propos du monde et de moi-même.
La consultation de ces gribouillis ne suscita guère mon intérêt. Je pensais néanmoins qu’un galeriste de New York (ou d’ailleurs) y trouverait peut-être l’aubaine d’un lancement commercial puisque l’art contemporain nous habitue, hélas, à la glorification du n’importe quoi: le pire scandale n’offense personne; il ravit les critiques soucieux de ne pas rater le dernier bateau de plaisance, commandé par des officiers aux théories hautaines (ce ratage, «c’est celui de l’enfant qui court derrière le der-19 nier omnibus», disait Lautréamont, que cite Julien Gracq dans La littérature à l’estomac), et les collectionneurs à la page qui les écoutent avec le respect de la foi des récents convertis: un snobisme ancien, vêtu de costumes neufs entre blue-jean et smoking, ose franchir les frontières de l’esthétique (jugée ignoblement académique par les victimes du réflexe conditionné cher à ces fanatiques poussés par le vent) pour, prétendument, dépasser l’extrémisme radical du ready-made indépassable de Marcel Duchamp, les décalques d’étiquettes de flacons des épiceries, les portraits de magazines étalés par les disciples de Warhol, et se référer à je ne sais quel néo-dadaisme virtuel afin de procurer un prix d’or à des instantanéités fulgurantes, forcément transitoires, fanées au lendemain de leurs éclats, présentées en vitrines de supermarchés à Noël, entre des «installations» qui théâ-tralisent, pour les badauds, des intentions vagues, lorsqu’il ne s’agit pas de nullités émoustillantes ou d’arrogants défis qui s’interpellent en de performants orphéons vidéographiques désaccordés. Mal embouchées et néanmoins aptes à dégager les fines langues des commentaires de vernissage, ces orchestrations tapageuses, dignes de la colonne des faits divers, s’effacent à jamais après leur exhibition.
L’ennui me dirigea vers une immense partie de la pièce demeurée vide. Et, brusquement, du gris monotone des parois nues, abandonnées au silence et à l’absence qu’avait en douce préparée la série flottante des papiers suspendus, mon regard, errant en ce désert immobilier privé d’emblèmes, découvrit un monumental radiateur qui reliait, vertical guetteur, le plancher au plafond.
Cet objet de pure ustensilité, dressé par l’architecte et son entrepreneur pour chauffer ce lieu, désespérément inutile à ce moment-là (nous étions au cœur de l’été), me foudroya. Car, à la limite de cette exposition dont le frais souvenir disparaissait avec son facile usinage barbouilleur et vain, sa récurrence, gagnant de la sorte un impact irréfléchi, transfigura cette masse de tuyaux que je perçus, je crois, comme un fauve de métal à l’arrêt.
Cette interaction de graffitis lâchés sur le fil en pure perte et de la tranquille immobilité du radiateur élabora l’insigne d’une émotion: ce monstre de fonte aux rayures égales survenu, phantasme d’un cauchemar éveillé, postulait, il me semble, à l’édification des triples ou doubles échafaudages que Jean Lecoultre nomma les Territoires greffés, pendant les années 1975-1980.
En somme, cette exposition d’un inconnu, sans le savoir, avait préparé mon terrain mental qu’appellent presque toujours les montages vertigineux de Lecoultre. Elle fut, à l’évidence, l’une des fréquences involontaires que, très volontairement, il obtient de mettre en perspective pour affirmer sa vision: exposition et radiateur, mis côte à côte par le hasard, avaient donc reconstitué la nervure centrale d’un style original et conscient. En effet, chez lui, deux ou plusieurs additions d’éléments s’opposent ou se répondent, synchrones.
Face à l’effet de rencontre fortuite que j’aperçus à Paris, le registre singulier que j’en rapportais ne valorisait pas l’exposition qui n’en méritait pas tant, mais décelait chez Lecoultre une exploration opiniâtre de l’univers actuel, ce qui n’exclut pas le chat du lyrisme, au contraire, celui de la méditation et de l’activisme de la contemplation, le spirituel et le mécanique, la somnolence de la raison face aux révoltes chimériques avant les fascinations admiratives ou les coups de colère: fureur et mystère, écrivait René Char, deux termes que les investigations de Lecoultre déclinent en rectangles sibyllins.
En exprimant un sentiment d’assurance ou d’angoisse qu’il piège par fragments du monde ou par des images baroques, les uns et les autres situés en conjonction harmonieuse ou discrépante sur la surface de la toile ou du carton, il dégage des scènes qui ressemblent à des attaques de fauves au centre de panoramas pour tou-ristes, des fleurs de songe derrière l’automatisme des circuits de communications invisibles et des craquements au milieu de la cérémonie des plaisirs technocratiques ou profanes en pleins salons couverts de tapis moelleux, de fourrures, de touffes d’herbes séchées, de bois récemment rabotés ou de moleskine pliée sur les fauteuils un soir d’orage.
En visant certains points assez proches des recherches américaines de la première moitié du XX® siècle, du surréalisme de Paul Klee au jeune Giorgio De Chirico, de Max Ernst à Wolfgang Paalen ou Matta, de Cobra, puis du pop art ou d’oubliés naufrages annexes, son initia-tive, quelquefois, risque de se mêler au déjà-vu de ses comparables prédécesseurs ainsi qu’aux graphismes audacieux inventés par les publicitaires, mais elle s’arrête net en général et revient sur ses pas, transfigurant d’un trait, d’un point, d’une ligne en fusée, d’une courbe ou d’un mouvement surprenant ce qu’en langage courant on désigne de vocables que hantent des fantômes: dérives, pléonasmes, anagrammes, palindromes, contre-pets, catachrèses ou quiproquos. Luis Buñuel traversait parfaitement ces domaines qui miroitent de la quotidienne détresse aux affres de l’épouvante, et vice versa.
Parti d’un choc visuel qui débouche sur une acception
inverse que visitent le fantastique ou l’affleurement des stéréotypes, il savait quitter les circonstances banales pour les capter au vol dans un ensemble migrateur pénétrant à la fois l’infortune des gens, les confusions fatales du Mal et du Bien, la féerie des utopies, la terreur des massacres, espagnoles vertus mille fois réfractées par
Goya: Le marchand de vaisselle (1778), Asmodée ou le sabbat (1820).
Pour Lecoultre qui tenta de rompre, aux environs de 1970, avec la peinture proprement dite pour échafauder un système de grillages, d’instrumentalisations de transparences d’icônes superposées qui jouaient, par des reflets, l’équivalent de fondus enchaînés statiques, le problème, en fin de compte, conduisit au retour à l’ordre d’une syntaxe inscrite sur la surface où s’agencent les découvertes qu’il érige en parallélogrammes au terme de thèmes élus en fonction de ses conduites ou de ses heurts existentiels.
Il faut, ici, rappeler une interjection de Picasso qui pourrait provenir d’un gag soufflé pendant une conversation du Café des Négociants en gros, à la sortie du bazar. A la question: «Quel est, pour vous, l’important dans un tableau?», sans hésiter, il répondit: «C’est le cadre!»
La drôlerie de la réplique participe d’un «witz», mais n’empêche aucunement (ainsi que la prolongerait le D’ Freud scrutant l’inconscient du mot d’esprit) d’apercevoir une fondamentale vérité qui, fort justement, attirera l’attention des incultes ou des indifférents sur la cruciale raison d’être de l’unité centrifuge domestiquée autour de laquelle jaillit ou ne jaillit pas la grâce d’un tableau.
Un article érudit d’André Masson, qui ressortit à mes souvenirs lointains, l’expliquait à merveille de la manière (approximative) suivante: il suffit de constater qu’une poignée de billes ou d’objets disparates lancés «à la semeuse, au-dessus d’une table, vers le coin d’un local ou dans le paysage, constituent invariablement, en retombant, une sorte de constellation qui se distribue en réseaux équilibrés ou mutants, par force de nature selon un entier environnement qu’envisagent en totalité ses témoins: une lumière, une inclinaison du terrain, une ombre, un paisible horizon, la diversité globale ou générique de ses entours, dicte à cette constellation éclatée, parmi des infinités de points de vue, une inscription noi-malement intégrée (ou réelle, si l’on préfère) à l’intérieur de la réalité même dont elle fait partie logiquement; elle se fond, hors du moindre interstice, en une absolue et non détachable géographie cosmique.
En revanche, si, tout autour de cette constellation hypothétique, impossible à désunir de la pesante matérialité qui la digère en empêchant de la restituer fidèlement, on trace un cadre pour l’isoler, il convient, par la relation aux quatre bords destinés à la confiner pour la dissocier et la centrer en son étendue intérieure, de la réorganiser complètement, parce que le point de vue, dès lors, ne possède qu’une seule visée. Un photographe amateur en est aussitôt persuadé lorsqu’il prépare avec méticulosité la pose devant ses amis debout devant l’objectif: il évite le poteau du télégraphe gênant, pour placer un arbre dans le champ, le ciel, un nuage; il se penche ou se redresse, dirige la fixité, la plongée ou la contre-plongée, alignement optique tangible de son cliché pronostiqué, par un rapport aux quatre marges qu’il anticipe. Son plan, sur l’émulsion du négatif, à l’instar de l’édifice prévu d’un tableau, ne se conçoit, en consé-quence, qu’avec le cadre qui le cernera (Picasso n’a pas tort, le plus important, c’est le cadre architecturant le motif: car il faut changer, rééquilibrer la constellation choisie pour qu’elle redevienne la même symbolique-ment, au gré de l’imaginaire adopté pour la capturer, ce qu’accomplit avec franchise Pierre Alechinsky lorsqu’il impose, au centre d’un ourlet de filets, de traces, de couronnes ou de torsades, ovales ou triangulaires pourquoi pas, son principal sujet, vivant et déployé, poisson rouge au milieu d’un aquarium ou d’un bocal, d’emblée certifiés de cette façon-là.
Un dessin, remarquons-le, n’est jamais soumis à cette nécessité distinctive: il peut, lui, s’évader sauvagement de la page, au gré de la fantaisie ou des envies, ce que Lecoultre laisse exploser avec vélocité quand il multiplie esquisses et croquis avant de les réintégrer ensuite au vif chatoyant de ses constructions picturales comme le confirme une épaisse brochure de 1984 intitulée avec probité: Documentaire, pertinents essais d’un morceau de journal intime, fécond d’interrogations et de certi-tudes, balisé de schémas inaboutis ou d’exaltations farouches. Ce véritable extrait d’un procès-verbal, orne-menté, biffé, retouché par des ratures, des surcharges et affleurements d’un pentimento (repentir) soupçonné, clame la sérénité d’un apostolat de la passion de se vouloir témoin, mission née des observations de son adolescence qu’il s’agit inlassablement de ne pas discrédi-ter, en acceptant néanmoins, à tous les tournants, des prises de risques.
Sous les toits de son atelier, non loin de la maison qu’habita Ramuz, dès le matin, Lecoultre ne possède que cette exclusive préoccupation: élaborer contre le prêt-à-porter postmoderne de la pensée (ou ce qui paraît en tenir lieu) seriné par les télévisions, le médiocre cinéma tueur définitif du bon, les journaux, les écoles soumises à la politique du profit et des célébrités en dollars, ces agréments jetables des feuilletons démagogiques popu-larisés, un poème plastique, géomancie méthodique en couleurs et collages contingents sur une aire appropriée après des ébauches, issues tantôt d’agiles chorégraphies et tantôt combinées en termes d’une évolutive matura-tion, les deux ensemble si possible.
Il ne craint pas, au préalable, de se rendre chez les vendeurs d’étoffes où la clientèle féminine fouille parmi les piles de rouleaux de toile, en désordre; il trie, puis achète des coupons imprimés, placarde celui qui lui convient le mieux, au retour, sur le châssis, pour établir un fond et conserver ou masquer les canevas industriels de cet adhésif tissu. De cette manière, il prolonge à sa guise, par le pinceau, la tache, le manque, l’ajout, cette opération d’anthropologie désacralisante, qu’il code par des exagérations ou des atténuations d’une mise en scène qui, de ce fait, aboutit à sa fictive resacralisation par le biais de la métamorphose peinte. D’un similaire mou-vement, il détruit les ornementations convoquées avec étonnement ou voluptés fascinantes auprès de ses illustrations de base pour ne conserver de l’ensemble que des éclats épars entre lesquels jouxtent un espace et un temps spécifiques de l’iconographie achevée: leur énergie insère en dernier ressort, par le filigrane ou par la violence, les mécanismes dévastateurs d’une société dont cet homme créateur subit les assauts et dont il ne s’affranchit qu’en les analysant afin d’en livrer, par le détour de l’intelligence et de l’intuition, une synthèse où l’accablement se retourne du côté d’un espoir opératoire à la faveur d’une conception jubilatoire animée par les sources généreuses de l’oasis d’une ergothérapie persistante.
Son originel projet détermine un critère individuel de mise à nu d’une civilisation livrée au chaos, aux cau-chemars, aux chimères, aux magies du faux, réaffirmée à travers une prospective de la beauté, lucide attitude en contradiction avec l’histoire (la générale autant que celle de l’art du présent) qui s’égare de la science à l’économie et de la morale prônée aux guerres dépourvues (point zéro sur les cartes des états-majors) de séquences tragiques collatérales. Par les représentations qu’il en offre, son défi rompt le train-train, rejoint la présence d’une dramatique d’ontologie expérimentale, et le condamne, face au labeur à recommencer toujours, au sentiment de la solitude.
Freddy Buache
Texte paru dans le catalogue de l’exposition Jean Lecoultre à la Fondation Gianadda, 2002. © Fondation Gianadda