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Interviews solitaires

1

Mis en demeure, j’attends le praticien. J’examine les meubles, machines, installations sanitaires. Je tourne autour de la salle pour vérifier qu’il n’y a pas de fenêtre. Le téléphone me nargue. Je sais que je n’aurai pas le courage d’appeler pour qu’on vienne me délivrer. J’entends des cliquetis dans le laboratoire à côté sur lequel donne la porte mal fermée. Heureusement, il n’y a pas de miroir ici. Je ne pourrais qu’avoir honte de mon image. Inutile d’insister. Je m’allonge à nouveau dans le siège pivotant inclinable à coussin et appuie-tête en moleskine, tandis que sans bruit tourne la poignée.

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Comme seul paysage, un mur de béton. Si seulement il eait lépreux, que je puisse y découvrir forêts et montagnes comme Leonard de Vinci! Non, c’est seulement la rugosité plane, comme toile ou papier émeri pour poncer assez tin, la migraine jusqu’au bout des ongles, l’absence d’horizon, la perpétuité du chômage, les aller-retour sans objet qui usent les semelles et font grincer les articulations. Le métropolitain fait vibrer l’asphalte. Quelques volutes de vapeur s’échappent de la grille sur laquelle on a laissé tomber la ceinture d’un imperméable. Une odeur de vieille soupe me rappelle à l’ordre. Je me redresse et m’enfonce dans la ruelle pleureuse.

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Je repense à ces questions que l’on m’a posées, aux réponses que j’ai données, que l’on m’a fait donner. Je me suis mis dans de beaux draps. C’est dans des situations pareilles qu’on a besoin d’un avocat. Mais je ne me doutais de rien; tout avait si bien commencé; on était si aimable. C’est peu à peu seulement que les sourires se sont crispés, les regards braqués, la voix devenant à la fois plus doucereuse et plus sèche, se laissant aller par moments à manifester l’excitation du chasseur dans la traque, au milieu d’une existence que l’on sent imprégnée de l’ennui le plus poisseux. Et moi, au lieu de garder mon calme, j’ai commencé à m’expliquer, j’ai essayé de m’excuser. La dernière des choses à faire. Le faux pas. Dès lors c’était la trappe.

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Ma peau est caressante, elle a été conçue pour attirer les caresses dans les moments de déréliction; pas exactement veloutée; elle a des vagues, des moirures. C’est de la rayonne, bien sûr, avec même quelques paillettes métalliques, des irisations. Le plus désagréable, c’est qu’elle ne tient pas à ma chair, se décolle çà et là en replis mous. Ce n’est plus de la chair, d’ail-leurs, mais une sorte de sciure comprimée qui se relâche et s’effrite par endroits. Nullement du bois, d’ailleurs, mais comme les grumeaux d’une soupe sèche, de petites billes qui rebondissent sans bruit sur le linoléum, puis se faufilent irrécupérablement dans les rainures et déchirures, tandis que je me vide de plus en plus autour de mes articulations de fil de fer tordu, qui rouillent et grattent.

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Je n’écoute pas le jugement qu’on me lit sur un ton martelé avec ses interminables attendus, car je n’ai aucun droit de réponse. Je ne sais même plus de quoi on m’accuse. Ce qui est certain, c’est que l’on a truqué toutes les preu-ves, falsifié tous les documents, dénaturé tous les témoignages. A quoi bon cet acharnement? Alors que tout le monde sait bien, et moi le premier, que je vais bénéficier finalement d’une humiliante indulgence, car il n’est pas question de faire un martyr. Tout ce qui m’importe, c’est cette porte dérobée qu’ils vont entrouvrir pour que je m’y faufile sous les sarcasmes chuchotés.
Mais comme ils font durer leur plaisir! C’est le moment des envolées. Combien de temps encore avant qu’ils se fatiguent et redescendent enfin jusqu’à mon pauvre cas?

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Mes yeux voient toujours; ils voient même mieux qu’avant; j’ai l’impression qu’ils perçoivent maintenant toute une marge de l’infrarouge, si bien que les fruits autrefois les plus écarlates m’apparaissent maintenant plutôt orangés.
Les couleurs se sont déplacées comme dans cet effet Doppler-Fizeau qui permettrait de mesurer la vitesse avec laquelle les galaxies, croit-on, s’éloignent de nous. Mais je vis cela tout autrement que les astronomes. Le rouge a pour moi envahi le noir. Plus de nuit véritable, mais un crépuscule cendreux jusqu’au matin suivant. Mes yeux sont devenus durs comme du verre et je n’ai plus de paupières pour les fermer, plus de mains pour les cacher, seulement des pattes grossières qui n’arrivent pas jusqu’à eux, plus de larmes pour les rafraîchir.

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Dans cette foule je parviens bien à distinguer des épaules, mais plus un seul visage. Tout ce qui est décor ou vêtement garde sa précision; mais lorsqu’on échange des poignées de main, on ne sait plus à qui est laquelle. Quant aux lèvres, avec les dents qu’elles découvrent parfois, elles planent comme des rapaces pour fondre sur les individus et parfois s’y fondre. Les yeux ont complètement disparu. Je me demande comment j’y vois moi-même. Ce doit être une vision diffuse, tout ce qui est peau devenant secrètement rétinien. D’ailleurs nulle perspective: les bras passent les uns devant les autres, et s’il doit bien y avoir diminution dans la distance, on ne peut s’en apercevoir à cause du brouillard de cils et d’escarbilles.

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L’inondation se retire enfin, mais en laissant de nombreuses traces: paquets d’algues, plaques de moisissure, torchons ou serpillières qui ne pourront plus jamais servir à laver. A partir d’un certain niveau les objets sont restés presque intacts. Les papiers de tenture sont évidemment gondolés et il faudra les arracher, les remplacer dès qu’on pourra. Quant aux photographies dans leurs cadres, aux dessins des enfants et de quelques amis, aux souvenirs de famille, c’est délavé avec halos et dégoulinades. On tentera de les faire sécher avec les appareils de coiffure, de les repasser pour en remettre en place quelques-uns d’autant plus chéris qu’ils seront seuls rescapés du désastre. Les autres finiront au feu quand l’âtre sera remis en état.

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Toute l’électricité du zoo est tombée en panne. Le groupe de secours a refusé de se mettre en marche. Les lampes à pétrole que l’on avait conservées jusqu’à l’an passé, au cas où…, sont maintenant dans quelque décharge ou chez un collectionneur qui les y aura dénichées. Il reste les phares des automobiles qui balaient les cages des fauves inquiets, réveillent les cacatoès et perruches dans les volières. Pour les détails on peut utiliser des lampes de poche, mais elles ne dureront certainement pas toute la nuit. La ville autour continue son bourdonnement et teint les nuages en rouge som-bre. Dans les demi-ténèbres neuves, l’odorat commence à reprendre ses droits; mais à l’évidence il faudrait quelques centaines de nuits comme celle-ci pour qu’il nous permette de nous diriger avec quelque certitude.

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Des caméras fixées aux quatre angles du plafond balaient le hall où les élec teurs font la queue pour pénétrer dans les isoloirs où ils seront automatiquement photographiés avec leur bulletin de vote dans une main et leur carte avec numéro matricule dans l’autre. Plus d’urnes, plus de listes, plus de tam-ponnnages. Tout est traité électroniquement et les résultats sont affichés sur la paroi dans l’instant même. Certains adoptent des lunettes noires pour se protéger contre la violence des projecteurs. Cela n’empêche pas l’identification mais peut gêner, retarder. Les ventes des opticiens sont soigneusement contrôlées. Il faut montrer patte blanche et signer. Mais comment empêcher les échanges, les transformations? On se demande si, l’un de ces jours, on ne va pas voter masqué, ce qui ne fera que reculer le problème, mais donnera au moins à ce genre de réunions obligatoires fastidieuses une apparence de carnaval.

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Le train ralentit. Je suis le seul qui veille encore dans tout le wagon. Le train s’arrête complètement, secouant les corps, les manteaux accrochés aux patères, les valises dans les filets. Tellement qu’une d’entre elles tombe dans le corridor central; la serrure saute, le couvercle s’ouvre: matériel féminin, soutiens-gorge, boîte de serviettes en papier, palette de fards. Quelle est sa propriétaire? Après le sursaut commun, elle s’est profondément rendormie comme les autres. Nous sommes dans un tunnel. Notre fenêtre illumine des pierres suintantes. Un train nous croise très lentement. Tout le monde y est endormi aussi. Certains se sont blottis les uns contre les autres. Ceux-là se sont cachés sous leurs journaux. Tous ont disparu maintenant. Après de longues minutes de silence revenu, nous redémarrons dans notre sens avec une nouvelle secousse qui fait tomber une seconde valise qui s’ouvre aussi: matériel masculin, rasoir, chemises, cravates, chaussettes qui vont se mêler et frotter aux dentelles de l’autre. Balancement de toutes les têtes. Je vais bientôt dormir aussi.

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Depuis le vasistas la lumière du nord tombe comme de la neige sur le matériel du peintre: chevalet, bocaux de couleurs vives, aérographes, tubes de colle, cahiers de papiers de formats divers, crayons et pastels, paires de ciseaux, règles et tés, bouteille d’encre. Il va revenir dans un instant pour remettre du mouvement dans tout cela, dégourdir l’angoisse. D’abord s’asseoir et regarder longuement les parties encore vides où quelque chose, quelqu’un peut-être, oui, mais oui, inévitablement, fera signe, prendra corps, appellera à l’aide, au sauvetage, ce qui s’agrippe au bord ou derrière; et bientôt il n’y tiendra plus. Sans plus réfléchir il se lancera dans le gouffre et nagera pendant des heures avant de s’apercevoir qu’il est trop tard, que la berge est pleine, qu’il faut sonner le glas et s’apprêter à recevoir des félicitations qui sonneront comme des condoléances.

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Le temps boite. Au liu de tourner uniformément, l’aiguille des minutes saute deux divisions puis revient lentement en arrière arrière d’une et, avant le nouveau saut, fait une pause, seule plage où des événements peuvent se produire, des bribes d’événements qui en s’accumulant, s’agglomérant comme les atomes de Lucrèce, deviennent indéniables. Et je m’aperçois qu’il en est de même pour l’aiguille des heures. On croyait qu’il était midi, mais non, pas encore, il s’en faut d’une longue attente, d’un lente, lente, presque insensible précipitation qui est pourtant bien une précipitation avec ses vertiges. Et c’est encore ainsi pour les feuilles du calendrier, les jours, les semaines, les mois, les années, les siècles sans doute, les millénaires peut-être. Ainsi nous titubons dans les vagues du passage et de la déception, nous hissant péniblement marche à marche vers un aujourd’hui qui se dérobe toujours.

MB, Lucinges, le 8 janvier 1994

Michel Butor

Texte paru dans le catalogue de l’exposition “Jean Lecoultre.Oeuvres sur papier. 1951-1994” au Musée Jenisch à Vevey.

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