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Jean Starobinski

Pour Jean Lecoultre, la peinture ne saurait s’isoler dans une île heureuse, en marge du monde contemporain : fuir, comme Gauguin, vers une terre océanienne où se perpétuerait l’âge d’or, ce serait pour Lecoultre chose inconcevable. Sa peinture regarde la vie que nous menons tous. Les Hollandais pei­gnaient leurs intérieurs, leurs instruments de musique, leurs ustensiles de cuisine: pourquoi un artiste du XXe siècle ne peindrait-il pas les siens ? Le magnétophone, le poste à transistor sont des éléments de notre décor. 

Jean Lecoultre avait présenté, il y a deux ans, de grandes toiles tragiques, où la figure humaine – étrangement présente, mais masquée, fugitive dans son arrêt même – s’enlevait sur un espace indéfini : plaine aride, sierra fantastique, intérieurs impersonnels. Qu’est-ce qui a changé dans la peinture de Lecoultre ? Nous y retrouvons toujours cette dramaturgie de la solitude, ces effigies captées dans l’instant qui les présente et les efface, ce sentiment d’un évènement qui se développe (hors de toute anecdote). Mais la nouveauté, c’est que l’espace se définit et se remplit, que le caractère dramatique des personnages ne reste pas contenu dans leur seule apparition, mais s’explicite dans la relation qu’ils entretiennent avec des objets environnants, précis et agressifs. Ces objets sont ceux de notre monde, je veux dire ceux dont la technique moderne nous a entouré : projecteurs, signaux, machines com­plexes, matériaux de construction, ventilateurs. Pour Jean Lecoultre, en effet, la peinture ne saurait s’isoler dans une île heureuse, en marge du monde contemporain : fuir, comme Gauguin, vers une terre océanienne où se perpétuerait l’âge d’or, ce serait pour Lecoultre chose inconcevable. Sa peinture regarde la vie que nous menons tous. Les Hollandais pei­gnaient leurs intérieurs, leurs instruments de musique, leurs ustensiles de cuisine: pourquoi un artiste du XXe siècle ne peindrait-il pas les siens ? Le magnétophone, le poste à transistor sont des éléments de notre décor. Demain, quand ils seront démodés, ils nous paraitront •poétiques » (comme le sont déjà les vieilles machines à écrire, les premiers gramophones et les automobiles de 1900). Mais pourquoi s’en remettre au temps ? Pourquoi ne pas poétiser dès maintenant ce qui parait de prime abord rebelle à la poésie ? Ce ne serait, après tout, que suivre les conseils de Baudelaire et de Ramuz, bons maîtres en l’occurrence.

Nous le savons, les futuristes et Léger, et nombre d’autres ont cherché à déployer un lyrisme de la modernité et du monde mécanique. La question que pose Lecoultre est plus angoissée. 

La figure humaine et les objets « fonctionnels » dont la technique nous environne ne coexistent pas dans l’euphorie. Il y a malaise, et ce malaise, chez Lecoultre, s’élève aux dimensions d’une grande mythologie onirique. C’est sans le secours d’aucun artifice de convention que Lecoultre opère la transposition qui fait passer le réel au mode d’être de l’image et de l’imaginaire. Si, à certains égards, ses compositions correspondent aux caprices où les peintres de l’âge « baroque » réunissaient des formes de provenance diverse (ruines, cavaliers, lavan­dières), elles sont d’autre part dominées par une nécessité interne qui fait de chacune de ces toiles une scène non interchangeable. Scène obsessionnelle, où le même personnage se répercute à plusieurs reprises dans sa solitude ; attentes chargées de menaces ; foules anonymes endiguées, (où se perdent les porteurs de secrets et les agents doubles de nos mythes policiers) ; lieux insonorisés où les paroles étouffent ; passages furtifs sous les feux du néon. Que dire alors de l’homme, tel qu’il se rêve dans ce monde saturé d’absence, dans cet espace encombré d’objets qui signifient à distance ? A la pression qu’il subit du dehors, nous le voyons riposter par un étrange cérémonial : smoking, plastron empesé, épaulettes. Nous le voyons se dérober sous les verres teintés qui annulent son regard. Il est le maître de ce monde où il apparaît pourtant comme un captif. Les forces archaïques, sous l’aspect de l’animal, font parfois irruption : l’aigle, à deux reprises, vient étrangement manifester le refus de l’obstacle dans cet espace traversé d’obstacles.

J’ai oublié, je le vois, d’analyser le métier de Jean Lecoultre, ses audaces formelles, sa liberté d’écriture, sa  façon de concilier le géométrique et les  modulations chromatiques. (Il a une sorte de   « sfumato » qui n’appartient  qu’à  lui…) Mais cet oubli, de ma part, est  la conséquence d’une des qualités majeures de l’art  de Jean Lecoultre : toute  peinture réussie s’oublie dans ses significations, et le spectateur, mis en face d’un monde, ne prend plus garde à la technique qui a fait surgir ce monde. Chez Lecoultre, les significations, tout en demeurant insépa­rables de la matière picturale, aboutissent à une grande  interprétation poétique et mythique de l’univers contemporain.

Jean Starobinski

Texte initialement publié dans le catalogue de l’exposition Jean Lecoultre à la Galerie Engelberts à Genève en 1965. ©Jean Starobinski

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