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Du “Coup de dés” au tableau-piège

La poésie aura été première, fondatrice, dans la décision prise par Jean Lecoultre de franchir «ce seuil des plus beaux domaines de l’homme» auquel l’invitait en 1947 son aîné d’à peine cinq ans, le Lausannois Philippe Jaccottet. C’est dans l’aptitude qu’ont les mots à sortir de leur lit que le jeune homme a sans doute hasardé ses premières tentatives d’artiste. Avant même qu’on en ait acquis la totale maîtrise, les mots permettent en effet au rêveur d’élargir à l’infini l’espace qui lui semblera toujours trop étroit, ou de concilier impunément d’apparents incon-ciliables. Or, à dix-sept ans – et en particulier dans ces années d’immédiat après-guerre -, difficile de ne pas être profondément ébranlé par les lectures de Rimbaud et celles de Lautréamont ou des surréalistes – de Nadja aux Chants de Maldoror – et de ne pas céder à l’appel de leurs formules retentissant telles des sésames: « Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie» ou cette «beauté Iquil sera convulsive ou ne sera pas». Toutefois, de manière plus déterminante encore, la lecture du Coup de dés de Mallarmé a-t-elle fasciné le jeune homme qu’intriguait déjà fortement la mise en espace. « Point de rupture radicale d’avec le discours d’avant» – ainsi que Lecoultre le définit lui-même dans sa note accompagnant la publication du texte illustré de ses gravures par Edwin Engelberts en 1975 -, le poème du Français renverse les termes de la représentation adoptée jusqu’alors. En constellant la phrase sur une page qui fait voler en éclats les Limites de son registre, et en en bouleversant les codes typo-graphiques, Mallarmé étire le texte comme une peau, le retournant sur lui-même, cachant plus que dévoilant aux sens et à l’esprit des significations inédites. Oui, ce coup de dés jeté par un écrivain à l’apparence de bourgeois sédentaire et sans histoire creuse un abîme vertigineux dans la conscience que les hommes ont de leur place dans le monde et constitue un authentique fracas de vitre brisée par où s’engouffre toute l’intranquillité moderne, et d’où se dégagera en à peine quelques décennies un nouvel et large horizon d’incertitudes.

il n’est pas indifférent de rappeler que la parution du poème, datée de 1897, précède d’à peine deux ans celle de l’essai de Freud sur Le Rêve et son interprétation – que l’on peut légitimement supposer découvert par Lecoultre à la même époque.
Deux écrits qui redéfinissent à la racine, c’est le mot qui convient, l’approche de la réalité en cette première moitié du siècle et qui vont féconder puis transformer en profondeur la réflexion du jeune peintre. Au point de le détourner rapidement d’une vision redevable de l’univers encore très sagement composé de Paul Klee et de lui permettre d’évoquer bientôt le désordre de ces «mondes désorbités» dont parle Marcel Proust en recourant à un langage rendu exclusivement aux prestiges de la picturalité, à ses surprises et à ses possibles.


Hermétisme poétique et enquête psychanalytique – sans parler, dans le domaine des sciences appliquées, de l’invention strictement contemporaine du cinématographe, des rayons X, des premiers envols motorisés – substituent donc à l’ordre ancien une syntaxe en tous points insoupçonnée. Lacunes ou lapsus (les fameux « blancs») ouvrent de larges brèches dans le tissu communément admis; contradictions entre expression manifeste et contenu latent, condensations, chevauchements et transparences engendrent des raccourcis fulgurants; subs-titutions, hiatus et métaphores étirent les distances jusqu’à rendre durée et étendue extensibles à l’infini. Les nouvelles performances de la vitesse propulsent à l’avant ce qui était der-rière, culbutant les points de vue, entrelacent et confondent à tout moment intérieur et extérieur. Il en découle d’incessantes ruptures dans la logique spatiale et autant de décalages dans une temporalité devenue brusquement relative que, dès ce moment-là, les mouvements les plus attentifs (dada, les divers futurismes, le surréalisme, notamment) répercutent dans leurs innovations écrites, jouées ou figurées.

Quand on a vingt-cinq ans; quand on a perçu chez ceux qu’on admire les signes de cet ébranlement; que l’on revient d’Espagne où, dans la rue, sous le soleil, les violences sont quotidiennes et, dans les musées, la peinture vous prend à la gorge; que l’on se retrouve soudain à Lausanne, dans un pays confortablement replié sur ses certitudes; quand, au sortir de deux guerres absurdes, le monde vous apparaît comme un tissu de mensonges, un repaire de criminels, vrai théâtre de fourberies et d’hypocrisie, impossible de tenir le discours d’avant; impossible de parler la même langue tranquille. C’est de ce constat amer qu’est né l’art de Jean Lecoultre qui n’aura dès lors de cesse de questionner toutes les formes de perversion dont se satisfont nos sociétés, observant et auscultant de manière impitoyable, tel un nouvel Hamlet, leurs folies et leurs dérèglements. Ayant très tôt troqué la plume pour les pinceaux, il lui est pourtant resté quelque souvenir des privilèges de la poésie, et de ses virtuels grands écarts. C’est sans doute la raison pour laquelle on découvre si fréquemment dans ses toiles cette capacité à traverser sans crier gare les frontières entre le monde du rêve et celui de l’éveil, cette aisance à progresser en somnambule dans un monde hybride où les corps volent, les montres mollissent, l’eau, le feu, le sang, la pierre, les ombres s’entremêlent – et cela moins pour étonner, comme on la trop souvent cru, que pour traduire un accroissement de conscience. Aussi bien, à l’instar de ce qui se passe dans la rhétorique du poème, et sa mécanique, les éléments du quotidien subissent-ils ici toutes sortes de métamorphoses et propagent-ils leur énigme perturbante en tous sens, particulièrement à l’intérieur même du sujet – pensant, éprouvant, contemplant.


Admis ce fait, on comprendra mieux pourquoi, dans ces pein-tures, à tout instant, les figures s’imbriquent les unes dans les autres, pourquoi les matériaux inversent sans cesse leurs propriétés et par quelle opération miraculeuse les greffes les plus inattendues prennent. Par moments, c’est une agitation frénétique qui répond à ces incohérences, mais, plus souvent encore, les repères tendent à s’effacer les uns après les autres dans une immobilité funèbre: là où l’on croyait deviner une forme, c’est une autre qui s’y superpose. Perçoit-on une couleur? mais elle vire vite à son opposé. Toute sensation se délite: on croit toucher un corps, palper sa chaleur, et c’est aussitôt de la pierre. La pierre que l’on tient en main devient fourrure, chiffon. Bientôt, c’est tout notre environnement qui est pris dans un tourbillon de métamorphoses, de résections ou d’absorptions qui conduisent à la néantisation du monde, à son arrêt, son silence.


Mais, disons-le, aussi bien à son érotisation. Car ces migrations ne sont pas seulement sémantiques, elles sont avant tout matérielles, sensibles à l’œil et au toucher. De surcroît très diversement signifiées: d’abord par l’explosion des couleurs, leur saturation; puis par les oppositions de matériaux (les collages, les inclusions de photographies); ensuite par les différentes approches de la surface (que celle-ci soit brossée à l’aide du pinceau chargé d’acrylique ou d’huile, qu’elle ait été longuement broyée par le bâtonnet de pastel, frottée par la mine du crayon, voire pulvérisée par le subtil aérographe); enfin par la découpe des figures (tantôt sèche et brutale, tantôt, au contraire, très délicatement estompée). C’est le gant, le bas, le cuir sur une peau de femme. C’est la dureté d’une lame sur une surface tendre et vulnérable. C’est la lumière qui aveugle derrière un rideau d’obscurité, le périssable au cœur de l’imputrescible, la rivalité des chairs et des granits, de tout ce qui se plie, se froisse ou se traverse venu se heurter au mur dressé. C’est le mouvement opposé à l’arrêt. Le flux de l’eau à sa vitrification.
Dans ces vanités nouvelles, au genre desquelles appartiennent ces peintures, l’objet isolé, fragmenté ou arraché à son contexte, se manifeste à la fois partout et tout-puissant. Dans l’espace clos de la chambre, l’objectif photo et le micro remplacent le crâne aux orbites vides, et les fragiles pétales de fleurs se sont soudainement transmués en tubulures ou poutrelles dacier. Le sablier, marqueur impitoyable du temps, s’écoule ici avec une infinie lenteur dans les plis des étoffes, dans le cuir des fauteuils défoncés ou les veines du marbre. Du monde extérieur ne nous parviennent guère plus que des clignotements sur des écrans, de vagues lueurs à travers des vitres à l’épreuve des balles. Nous gravissons des escaliers qui débouchent sur le vide, nous progressons le long de couloirs qui n’aboutissent à rien. L’horizon semble avoir basculé sous le naufrage. Et dans les dernières toiles du peintre des débris de machines, désormais absolument veuves, dérivent dans le vide intersidéral.


Toutefois, aussi rebelle Lecoultre a-t-il pu se déclarer à l’égard de la tradition de son art, il n’a pourtant jamais renié ce qui constitue les bases mêmes de cette étrange pratique qu’on nomme la peinture de chevalet. À savoir, tout d’abord, l’existence d’un cadre et de ses limites contraignantes – rectangle ou carré – puis l’évidence, quoique bien souvent oubliée, de sa surface plane, irréductiblement plane. Bref, un terrain bien défini sur lequel tout peintre souhaitant s’exprimer doit s’avancer – et qu’on appelle parfois une arène ou un ring, quand il s’agit paradoxalement d’un carré et non d’un rond…! Or ‘est bien là que tout se passe, sur cet échiquier, face à cette énigme où s’affrontent et se rééquilibrent sans cesse une vision et un savoir-faire échappant l’un comme l’autre à l’analyse afin de se substituer en indéniable présence.
Et personnellement je ne puis m’empêcher de me faire cette remarque : l’œuvre de Lecoultre me fascine exactement de la même manière qu’une Conversation sacrée de Bellini a pu me fasciner et me fascine encore quand je la retrouve aux cimaises du musée. En s’offrant à mes yeux, le donné pictural, pur, étant uniquement matière et syntaxe, retient l’attention de mon esprit bien davantage que le sujet par elles évoqué. Car ces torsions de volumes, ces teintes associées, ces touches drues ou soigneusement lissées, qu’elles se rapportent au visage de tel ou tel saint identifiable ou à des « Corps constitués », qu’elles évoquent les cauchemars de Goya, un nain de Vélasquez, ou qu’elles disposent sur une nappe la seule asperge de Manet, peu importe, elles constituent, en dehors de toute explication, la magie de la peinture, son surgissement: et c’est à ce langage mystérieux, qui parvient à creuser la surface de la toile et à y faire revivre sans même la blesser des émotions oubliées, susceptible tout aussi bien de les faire durer, que je m’arrête. C’est cette partition sensible qui me retient, m’interroge, m’incite à faire bouger sans discontinuer mes yeux d’un coin à l’autre de la toile; c’est encore elle qui me force à me demander comment tel volume s’articule à cet autre, de quelle étrange manière les lignes, les couleurs et leur combinatoire s’agencent pour me troubler.
Et m’oblige enfin à me poser cette ultime question: par quel subtil stratagème tout cet appareil de séduction inventé par le peintre réussit-il à tromper mon esprit, à le précipiter dans le panneau tendu par la fausse fenêtre du cadre et à longuement le retenir – il est vrai pour son plus grand plaisir – dans les filets du tableau-piège ?

Florian Rodari

Texte paru dans le catalogue de l’exposition “Jean Lecoultre. L’oeil à vif”, 2021, au Musée Jenisch à Vevey.

©Fondation William Cuendet.

(L’iconographie reprend celle du catalogue publié par La Dogana©)

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