Du vraisemblable au faux-semblant
En pensant à l’œuvre de Jean Lecoultre, j’éprouve une foule de sentiments contradictoires qui s’insinuent en moi, m’inquiètent, me troublent. Un malaise s’empare de chaque fibre de mon être me saisit comme un vertige, m’entraîne inexorablement vers mes propres égarements.
Du choc des images qui se succèdent, se juxtaposent, naît simultanément l’illusion d’une réalité rassurante, très construite et objective – et la certitude de son contraire.
Ce basculement du vraisemblable dans l’invraisemblable me déstabilise, m’angoisse.
Ainsi pris continuellement à contre-pied, je m’égare dans le jeu des métamorphoses, me sens happé par le néant qui me guette.
Les œuvres de Jean Lecoultre révèlent incontestablement un peintre. Elles échappent à toute littérature, ne racontent pas, n’illustrent pas, mais nous touchent par les seuls moyens du langage plastique.
Leur cohérence ne dépend pas d’une mise en scène dont les éléments tisseraient la trame d’une histoire réaliste ou surréaliste; non, elle découle d’un regard d’artiste qui scrute les images de notre quotidien, les analyse et décrypte la signification de leur contenu.
Nombre des œuvres de Jean Lecoultre semblent composées d’éléments extraits d’images arrêtées, empruntées à des séries télévisées ou à des actualités. Dissociées d’un contexte séquentiel qui leur donnait apparemment cohérence et logique, ces images détournées offrent un champ d’investigation surprenant à ce peintre qui les voit alors dotées d’une autre signification.
Manipulées, dénaturées, elles sont révélatrices d’un monde factice dissimulant ma les violentes pulsions primitives qui affleurent constamment à sa surface. Juxtaposan les éléments qu’il a ainsi surpris, jouant du choc des images et des sensations qu’elle: suscitent, Lecoultre porte à notre conscience ce qui jusque-là était demeuré incons cient. Il le fait en se servant des moyens du dessin, de la peinture et de collages qui, plus profondément que l’image filmée ou photographiée, parviennent à nous troubler.
Ces compositions mêlent les règnes, associent les contraires, détournent la logique, nous font basculer dans nos fantasmes. Elles révèlent les faux-semblants, les substi-tuts, tous ces oripeaux mensongers d’un monde d’apparence qui masque mal sa violence, ses pulsions morbides.
Ainsi, dans certaines œuvres, les replis de carpettes de pacotille ne parviennent pas à dissimuler les matières putrescibles d’un sol herbeux, ni à retenir le corps qui en surgit; pas plus que nous rassurent ailleurs les elliptiques moulures baroques qui s’insinuent dans notre subconscient.
La remarquable maîtrise de Jean Lecoultre lui permet d’exprimer toute la gamme des émotions qu’il souhaite nous faire partager. Mêlant les techniques, les superposant, il parvient, en jouant même parfois les illusionnistes, à susciter des sensations tac-tiles. Froides, chaudes ou brûlantes, ses matières tantôt rugueuses tantôt lisses ou velues, excitent nos sens. Evoquant fibres, fourrure ou réseau vasculaire à fleur de peau, elles éveillent notre sensualité. Ici et là, les profonds silences qui prédominent dans son œuvre sont rompus par des stridences colorées, des échos métalliques, voire des râles gutturaux. Parfois fluorescentes, parfois sourdes, ses couleurs nous renvoient au quotidien de la publicité ou de la TV. Elles soulignent le poids des valeurs, déchirent l’espace de signes incandescents ou sanglants, effleurent d’éclairages blêmes des corps d’acteurs aux visages sans regard.
Dans sa mue permanente, l’œuvre de Lecoultre se développe comme un être vivant, fantastique. Elle forme une réalité nouvelle qui nous surprend dans les replis de ses méandres, dans la fougue de ses traits, de ses taches et finit par nous engloutir dans ses profondeurs obscures.Persuadé que son œuvre sur papier occupe une place privilégiée dans sa démarche, et ceci dès le début, nous avons tenu à la présenter aux cimaises du Musée Jenisch.
Les dessins à la mine de plomb ou aux crayons de couleurs, les aquarelles aussi bien que ses fulgurants pastels, nous permettent de suivre l’évolution de son travail. De plus, la rencontre d’œuvres des années cinquante ou soixante avec ses créations les plus récentes nous fera découvrir que certaines préoccupations essentielles n’ont jamais quitte Jean Lecoultre, ce qui confère à toute son œuvre une formidable cohérence.
Enfin, dans la toute récente série «Les interviews», le dépouillement auquel il parvient, la puissance archétypique qu’il confère aux éléments incongrus mis en scène, ainsi que le poids qu’il donne à l’ambivalence des ombres portées, amplifient le sentiment d’absurdité que l’on éprouve, semblent précipiter le moment fatidique de notre anéantissement.
Bernard Blatter
Introduction au catalogue “Jean Lecoultre”, Oeuvres sur papier, 1951-1994. Musée Jenisch, Vevey, 1994