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A fleur de peau

Tout artiste digne de ce nom rêve sa technique presque autant – sinon davantage – qu’il n’y fait recours.

Ce sont les qualités poétiques inscrites dans celle-ci qui le conduisent, ce sont les facultés expressives contenues dans les gestes qu’elle nécessite, les résistances qu’elle oppose, qui l’attirent et l’obligent, et non l’inverse. Au besoin, l’artiste peut l’infléchir, la pervertir, voire la réinventer, mais tous ces prolongements, aussi neufs peuvent-ils paraître, appartiennent toujours en propre au procédé.
Lecoultre ne manque pas à la règle, lui qui choisit presque sans hésiter la lithographie comme moyen d’expression idéal dès qu’il songe à multiplier ses images par l’estampe. À la différence de la plupart des autres procédés de gravure auxquels il aurait pu avoir recours, bois, linogravure, taille-douce creusée à la pointe ou à l’acide dans l’épaisseur du cuivre, Lecoultre a très vite préféré la chimie silencieuse de la pierre qui restitue – sans avoir été apparemment blessée et sans laisser de scories visibles – L’image qu’on lui a confiée.

Il n’est pas superflu de rappeler à ceux qui n’ont jamais fréquenté un atelier de gravure qu’il ne règne pas la même atmosphère autour de la presse du lithographe que dans le coin des aquafortistes. Disons, en gros, sans céder pour autant à la caricature, que d’un côté on projette sans cesse des attaques, on débat de morsures à l’acide, d’entames du vernis, de tailles croisées ou entrecroisées et que, à tout moment, on traque les noirs dans les creux: la rhétorique est résolument guerrière… Dans l’autre camp, celui des litho-graphes, plus volubile, mieux éclairé, on parle plus volontiers de grain, de caresses, de pressions et l’on observe, moins exclu-sifs, les ruses du matériau. La pierre s’offre à la rêverie de l’artiste comme une peau, une blondeur dont on fouillera chaque parti-cule, dans une surface qui se donne aussitôt comme une struc-ture. À l’inverse du graveur en cuivre qui, coûte que coûte, doit inventer une trame dans le métal absolument nu, le lithographe cherche à révéler des réalités formelles préexistantes dans le subjectile, à l’état infinitésimal, certes, mais qui constituent déjà un langage qu’il s’agit seulement d’exalter, de faire chanter. En conséquence, les attitudes devant la matrice et les approches de celle-ci par l’outil sont-elles toutes différentes.

Que Lecoultre ait opté pour une entrée en matière infiniment respectueuse de la surface à traiter n’étonnera guère quand on connaît l’attention portée par l’artiste dès l’origine, dans ses dessins aussi bien que dans ses peintures, à tout ce qui fait la vie secrète des tissus, la structure apparente des minéraux, le réseau savant des épidermes et les ombres infiniment fragiles dissimulées dans leurs plis. Précisons toutefois que Lecoultre ne méprise en rien la taille-douce. Au contraire, il y fera vite appel dans son tra-vail. Mais dans ce cas il choisit des procédés qui, vernis mou ou aquatinte, diffèrent la violence de l’attaque. Ici pas d’outil qui griffe directement la plaque, pas d’agression brutale par l’acide, mais une morsure diffuse, parcellaire qui, retardée par l’étoile-ment de la pellicule protectrice ou par la pulvérisation de points régulièrement espacés, assure la continuité des surfaces et leurs textures accessibles au toucher.

La préparation de la pierre lithographique consiste en deux opérations principales. En premier lieu vient le grainage de la pierre qui produit, selon le temps qu’on veut bien lui consacrer, ou une trame plutôt lâche, ouverte ou, au contraire, un délicat duvet de points infinitésimaux qui n’a pas sa pareille en finesse de res-titution. Du grain obtenu dépend la remontée de la lumière.


Seconde étape, la fixation par combinaison chimique des matériaux – l’encre d’une part, le calcaire de l’autre – d’un dessin dans l’épaisseur de la pierre qui sera par la suite imprimé sous lapresse grâce aux propriétés répulsives de l’eau et du gras. L’un comme l’autre de ces gestes tirent parti des facultés vivantes des matériaux en jeu, respiration de la pierre et viscosité de l’encre, ils entremêlent fuite et rétention, liquide et solide, jouant des oppositions de la couleur et du blanc, de la surface et de la profondeur, favorisant ainsi toutes sortes de pénétrations et de suintements qui sexualisent fortement cette pratique.


À ce mode d’apparition charnelle dans le gruau du calcaire succède l’impression proprement dite de l’empreinte, encrée à généreux coups de rouleau – et de manière répétée s’il s’agit comme ici d’images en couleurs -, sur la surface du papier. Le poète Francis Ponge a parlé de baiser à ce propos. On ne pouvait dire plus juste dans la mesure où il s’agit de transposer de l’une à l’autre des lèvres – de la pâte poreuse du calcaire aux fibres du papier – un émoi qui les colore (et/ou décolore) faiblement l’une l’autre. Ainsi l’information se transmet-elle délicatement d’un support à l’autre, comme par glissement, par transfert émo-tionnel, de très peu de matière, à l’exact opposé, dirait-on, de ce qui passe dans la taille-douce où le passage sous la presse a pour vocation d’aller chercher au plus profond des creux l’encre prisonnière d’un cuivre meurtri.


L’échange déployé sous cette forme par la technique lithographique assure à l’artiste les plus fines transparences, permet les superpositions et les affleurements les plus subtils. Les altérations de la couche épidermique sont susceptibles de se manifester au gré d’une gamme sensible très étendue, selon des rythmes qui les distinguent: tantôt affolés, palpitant à la superficie, tantôt imperceptibles dans leur insondable lenteur à remonter en surface.

On voit le bénéfice que peut tirer un peintre comme Lecoultre de cette syntaxe qui semble avoir été inventée pour combler son amour des matières et sa curiosité pour la vie contenue dans leur texture singulière. Le grain de la pierre lithographique reproduit mieux que toute autre trame fabriquée artificiellement, à grande vitesse et avec une fidélité exemplaire, les veinules de ses blocs de marbre, les moindres écorchures du cuir tanné et les sombres inquiétudes qui s’y logent: il permet de déplier les moires de ses étoffes soumises aux rayons de lumières diverses, de traduire la carnation des chairs et ses réseaux sanguins, enfin dassurer que le verre scintille ou que resplendisse le pelage de ses dépouilles où semble frémir encore un souffle de vie.


Cet apprêt de la matrice voilant d’un film impalpable courbes et volumes a également pour conséquence d’atténuer la dureté de certaines découpes hardies, d’amortir quelque peu les enfoncements de formes souvent violemment embouties les unes dans les autres et de rendre de cette manière moins incompatibles, tant aux sens qu’à l’esprit, les écarts entre domaines et matériaux appariés. À la façon d’un pinceau peu chargé, l’encrage de plusieurs pierres préparées pour la chromie, suivi de leur passage alterné sur la feuille, autorise des greffes qui seraient irréalisables en dehors d’un tel procédé. Ici che-vauchements, superpositions et transparences peuvent associer sans problèmes le dessin sec, autoritaire du crayon et les nuances infiniment malléables de la mise en couleur. Et tout aussi bien qu’une peinture ayant recours à plusieurs techniques, aux déchirures du collage comme aux éclaboussements des brosses, les lithographies de Lecoultre multiplient les ruptures visuelles, cherchant à désarçonner le regard afin de l’entraîner à la perception d’un univers simultanément familier et hostile.

Dans maintes planches de cet artiste, des objets de la vie quotidienne se trouvent entraînés dans une rêverie inquiétante que les éléments fragmentaires d’une architecture froide et cruelle ne parviennent pas à enrayer: tel fauteuil semble englouti par l’ouverture béante d’une cheminée aux ornements classiques, une valise en cuir, un paletot, un torse humain se dépouillent de leur dernière volupté au profit d’une implacable et funèbre géométrie qui rappelle les halls de banque ou le cabinet d’un chirurgien. Natures mortes modernes où les signes d’une société impitoyable et morbide paraissent rongés par la déréliction, sans pour autant abandonner la moindre trace de ruine: vanité de notre temps, d’un temps compté, réglé, béant sur le vide.


Dans des images isolées ou, au contraire, constituant des suites comme Menace intime, Documentaires, Etats de siège, Domaines rapportés, plus tard Pièces à conviction, Témoins retrouvés, remontant aux décennies 1970-1990, les produits d’un présent immédiat, fonctionnel et industrialisé sont pris au piège d’une rigueur exemplaire. Ajustements millimétrés, formes calibrées, coloration impeccable traduisent une angoisse: quelque chose, dans ces objets et ces espaces dont on ne perçoit pas clairement ni la fonction ni l’orientation, dérange; quelque chose qui résiste à l’entendement et, sourdement, menace. Et, de plus, malgré la solidité des liens, malgré la perfection des matériaux, leur carénage et la rigueur de l’assemblage, le risque est sans cesse là. Cet inconnu, mal défini, camouflé sous l’élégance des formes et la clarté sévère du dessin, se dérobe à la saisie, et finit par créer sur l’œil une irritation par moments réellement insupportable qui constitue paradoxalement le principal mérite de ces planches.

Ainsi les effets raffinés, et parfois même «suaves», de la lithographie contribuent-ils le plus souvent à évoquer chez cet artiste un univers d’une impitoyable violence et d’une cruauté comme décuplées par ce traitement tout en délicatesse: les blessures infligées au tissu humain, les ruptures des liens logiques que ces images mettent en scène sont d’autant plus profondes qu’elles sont commises sous les apparences d’une élégance suprême.
La meurtrissure s’accomplit en silence, avec cette indifférence qui caractérise le monde de la haute finance comme les sphères du pouvoir, où vitesse, argent et cynisme semblent réunis pour éliminer tout gêneur, briser toute résistance et rendre tout lisse, efficacement, voire avec un certain panache. C’est la politesse exquise que l’on retrouve un peu partout chez les adeptes du crime organisé, dans le cercle de tous ces esprits dérangés qui, au cours du siècle dernier, ont souhaité se défaire de tous ceux qui, se trouvant sur le chemin, échappant à leur standard, les gênaient et devaient être liquidés. Mais, disons-le, il y a une perfection du crime qui rappelle également le théâtre, ses rideaux tirés sur la chute de l’acte, ses exhibitions, ses costumes, ses dérobades dans les coulisses.

On se souviendra encore avec profit que Lecoultre a vécu plusieurs années en Espagne, et que cette époque de découvertes a été sans aucun doute décisive pour lui. Le recours qu’il fait volontiers aux contrastes bru-taux, aux accents de la couleur, jetée, criée, son goût pour les mises en scène funèbres dans lesquelles les objets et les corps gisent abandonnés, comme vidés de leur substance, lui viennent des exemples tragiques qu’il a pu découvrir aux cimaises des musées, comme en d’autres circonstances plus sombres encore, dans certaines rues de la péninsule Ibérique, voire dans ses arènes où souvent le sang se mêle à la précieuse dentelle des corps et des habits de lumière, et les ombres menaçantes aux rayons d’un soleil vorace.

Mais l’intérêt de Lecoultre pour l’art de la lithographie ne s’arrête pas aux effets esthétiques du procédé: il n’ignore pas que ce dernier est aussi, et peut-être avant tout, un moyen technique de multiplier un sujet à l’identique. Cette possibilité de divulgation de l’image, inscrite dans les gènes de l’estampe, a séduit l’artiste dans la mesure où il a pu entrevoir l’exploitation politique qu’il pouvait tirer de cet instrument. Ne l’oublions pas: L’invention de Senefelder, à peine mise au point, s’est portée au service du monde industriel, de la reproduction en série, du journal, des tirages incalculables. Or, avec ce moyen de répercuter les informations au loin, de dénoncer les méfaits ou de créer de l’illusion aux yeux d’un public de plus en plus vaste et plus cré-dule, naît le graphisme moderne: autant dire les simplifications, les raccourcis, les chocs d’images et les outrances, grossières, véhiculées par la publicité et l’information à sensation. Avec la lithographie, l’estampe gagne la rue, placarde ses couleurs criardes et ses silhouettes simplifiées aux façades. Ainsi le pro-cédé, malgré ce que l’on a pu en dire plus haut, revêt-il également un aspect mécanique, dur, cinglant. Son emploi recourt presque nécessairement aux montages de toutes sortes, aux coupes brutales, aux collages qui bousculent impunément le regard et dissolvent la continuité du discours. Liée à la presse, à la réclame, sa syntaxe se familiarise très rapidement avec les autres techniques populaires de diffusion de l’image, et notamment le cinéma. Si Lecoultre est sensible, du moins peut-on L’imaginer, aux qualités matérielles de la lumière projetée sur l’écran, à son grain et aux jeux des ombres qui s’y déplacent, il l’est tout autant aux effets de l’image-choc, largement diffusée dans la production des films qu’il dévore, avec ses blondes pul-peuses, ses bouteilles d’alcool brandies, ses carrosseries ruti-lantes; à tout cet univers de toc, de fric, de sexe, de petits mots rapides et agressifs, de rapprochements soudains, où, fréquem-ment, la sage ordonnance des habitudes et des acquis vole enéclats. Nouveau monde, impitoyable, de la grande distribution, de la série où les objets sont réduits à de pures marchandises sous vitrine, les identités à des profils archétypiques répondant aux exigences du consommable à tout prix: vaste société du spectacle dans laquelle tous les appariements sont autorisés et tous les coups – et souvent les plus bas – sont permis.


La lithographie, produisant la même image à moindres frais, s’adressant à un public moins exigeant, favorise du même coup un univers factice, ce monde d’ellipses, de pans coupés, de césures visuelles, de corps affrontés et vite quittés. Elle est une rhétorique du quotidien pressé, de la machine bruyante, de la nouvelle brève que l’on diffuse partout sans trop se soucier de son destinataire. Dans cette hypothèse d’urgence d’aéroport, entre mannequins et pacotille, on ne voue d’intérêt qu’aux lumières froides et aux surfaces reflétant du sol au plafond le brillant de l’apparence. À plus d’une reprise, pour exprimer ce phénomène de déréalisation, Lecoultre a eu recours à des supports privés de la moindre profondeur, a choisi des papiers glacés comme des miroirs, voire des pellicules plastiques.


Au cours des années 1960-1970, fasciné par cette modernité qui l’entoure et qui l’assaille – laquelle, il faut bien l’avouer, n’est pas toujours dénuée d’un certain charme -, l’artiste emprunte volontiers sa syntaxe au graphisme et à son vocabulaire sim-plifié, travaillant à l’aide de spray plutôt qu’au pinceau, construisant son image au ciseau, se servant de pochoirs, assemblant, découpant, recouvrant, effaçant les images comme on le pratique dans les ateliers de montage. Les encres synthétiques, le dessin à l’épure, les colorations factices, industrielles, font allusion aux catalogues de meubles, de vêtements ou de voi-tures; les échantillons isolés, dénués de perspective vivante, et les coupes systématiques disent l’hébètement d’une société de consommation, privée de ses repères, complètement automatisée, lisse, perdue, aveugle.

La réalité à la rencontre de laquelle l’artiste se porte est certes ambiguë, mais nullement figée. Elle instaure sur le regard de nouveaux réflexes, infléchit de nouveaux angles, qui nécessitent une autre attention, une autre focale. C’est d’ailleurs cette dernière qui explique la présence récurrente de l’objectif photographique dans ces images, de cet œil mécanique, implacable, qui enregistre un monde dont la violence réapparaît après la «prise de vue» aussi lisse et indifférente qu’au moment de s’y engouffrer. Images proches du marbre de l’imprimeur où se décide la une des journaux, images plus proches encore, de nos jours, de l’écran où elles viennent se déposer un bref instant avant d’être rapidement, de plus en rapidement, remplacées par d’autres, toujours plus choquantes et – au mépris du discours articulé – plus «parlantes». Et cela aussi, cette précarité, ce tremblement incertain des images qui défilent sans logique sous nos yeux, ce clignotement de motifs répercutés aux quatre coins de la planète, ce lot de nouvelles fraîches, aussitôt faisandées, superposées sans ménagement les unes aux autres, appartient à la rhétorique de la lithographie.


Pourtant cette mise à plat n’est pas seulement liée à la trépidation des grands journaux, elle l’est aussi à l’atmosphère plus sourde de la série noire, avec son cortège de suspicions, de témoignages incertains, d’objets témoins et d’allusions mal déchiffrables. Une fois de plus, l’artiste modifie sa façon de voir : dans ce cas, il nous oblige à nous glisser dans la peau du détec-tive, il nous apprend à écouter les témoignages, voire à espionner, et surtout à déduire en tissant sans cesse des connexions dans le réseau des choses vues, entr’aperçues, disparues. En fin limier, Lecoultre laisse volontiers des traces sur le terrain, un vêtement vide, une carte dépliée, une paire de lunettes qui font allusion au passage d’un être, à un événement que l’on a de la peine à reconstituer, auquel personne n’a vraiment assisté mais que certains indices permettent de resituer dans une réalité plausible.

Savante combinatoire de l’enquête où les apparences les plus triviales dissimulent de terribles secrets, recouvrent des souvenirs de la lointaine enfance, gênants, insidieux, enfouis. L’œil remonte ainsi des marches, pousse des portes, pénètre dans la coulisse à la recherche d’une vérité qui ne sera jamais que partiellement livrée, mais qui semble s’entrouvrir au gré d’épisodes successifs. Ces fragments retrouvés, ces allusions récurrentes font chambre d’échos. La loi de ces séries où réapparaissent les mêmes témoins, les mêmes décors, alimente et renouvelle en permanence la curiosité du regardeur, créant dans son esprit la conscience d’un fil à suivre, d’une énigme à résoudre. De telle sorte qu’elle fait très vite de lui un lecteur, déroulant à ses yeux la configuration d’une intrigue, d’un roman imagé. Or, sous cet aspect également, Lecoultre prouve son attachement à la plus ancienne vocation de lestampe. En effet, cette dernière, dès ses premières tentatives dans le voisinage du livre illustré, s’était efforcée de commenter par L’image un texte savant qui demeurait inaccessible au public illettré.

Florian Rodari

Texte paru dans le catalogue de l’exposition “Jean Lecoultre. L’oeil à vif”, 2021, au Musée Jenisch à Vevey.

©Fondation William Cuendet.

(L’iconographie reprend celle du catalogue publié par La Dogana©)

Jean Lecoultre. L’oeil à vif. 2021. Catalogue de l’exposition, Musée Jenisch, Vevey. Textes de Florian Rodari, Nathalie Chaix,Cristophe Gallaz

© AMIS DE JEAN LECOULTRE 2024-email:amisdejeanlecoultre@jeanlecoultre.org