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Emmanuel Guigon

Au départ il y a toujours un sentiment de la perte, de la déroute devant une œuvre aux facettes multiples et qu’on perçoit tout de même comme unitaire. La peinture de Jean Lecoultre, par des moyens qui lui sont propres, apparaît comme une méditation sur la distance où l’art maintient l’objet et sa pensée. Des critiques, des historiens, des poètes, en ont donné des lectures multiples, parfois de complexes, parmi lesquels Jacques Chessex, Jean Starobinski, Michel Butor, Freddy Buache, Michel Thévoz – qui a publié il y a quelques années un livre majeur aux Editions Skira sur Jean Lecoultre.
L’une des multiples façons de s’en approcher serait de choisir le mélange de citations.


Certaines lectures insistent sur les objets de la vie quotidienne, un téléviseur, un magnétophone, un tapis, un fauteuil, des persiennes. La prédilection pour certains objets est généralement due à leur pouvoir d’évocation ou bien d’association. Chaque objet est lié à son usage, à son utilité, et peut engendrer une fiction. Ils ne donnent pourtant pas la signification de l’œuvre. Ils ne sauraient renvoyer à aucune histoire déterminée qui aurait un développement et une fin. Toute l’œuvre de Jean Lecoultre s’ouvre de la sorte à des associations imprévues, à des égarements et à des surprises du regard. Ce que ses peintures font apparaître à nos yeux, ce serait en effet une sorte d’énigme qui met en jeu notre relation avec le monde.
Une autre lecture tournerait autour d’une sorte de fascination que le peintre éprouve pour
les choses invisibles qui ne sont pas précisément définies comme « absentes», mais simplement dissimulées du regard, de l’approche, notamment dans les stries Etats de siège et Les Interviews.


Il cherche sans doute à donner l’idée dun lieu que ne déterminerait aucune idée précise. Une telle histoire ne se raconte pas, elle entre dans des descriptions à la fois familières et étranges. La logique toujours se dérobe, faisant de ce monde un monde de l’entre-deux. L’artiste par tempérament – se méfie pourtant des généralisations hâtives, des grandes formules. À l’origine de ses premières peintures, quand il séjourne en Espagne, il y eût l’influence de Klee, comme chez de nombreux artistes de sa génération. L’art est un lieu où se ranime la mémoire. La peinture de Jean Lecoultre, parce qu’ elle « grave sur le vif », nous enveloppe précisément dans cette mémoire, ou le seul point de référence est la vie, avec tout ce qu’elle a de fictive et d’usagée, de rapiécée peut-être, avec tout ce qu’elle contient de mort latente. Et elle y renvoie sur un mode dramatique qui implique chacun de nous. Serait-ce une des fonctions de la peinture que d’accueillir cette mort, et de représenter le lieu de la mort ?

À propos, on pourra évoquer la coutume de maquiller la peau des cadavres qui n’est pas couverte de tissus, avant de les ensevelir (les tissus: un des thèmes récurrents dans l’œuvre de Jean Lecoultre, et le marbre, autre référence au tombeau). N’est-ce pas cela le geste symbolique de peindre : nous embaumer ou nous envelopper de voiles, et finalement nous faire la peau. La peinture prend en compte cette violence qui, dans le monde, s’attaque directement au corps, et par la torture veut le faire parler. Sans doute, comme le dit Bellmer, parce que l’expression est une douleur déplacée.
Déplacée vers un autre corps.

Ce n’est pas rien, dans l’histoire de l’art moderne, que cette obsession du corps.

“Tout corps est un language,” écrivait Octavio Paz dans Le Singe grammairien. Mais “un language qui, à l’instant de sa plénitude, s’évanouit; tout language parvenu à l’état d’incandescence, se révèle comme un corps inintelligible. La parole est une désincarnation du monde en quête de son sens ; et une incarnation.”

C’est bien le corps, signifié ou non, qui est le plus présent dans la peinture de Jean Lecoultre à partir du début des années soixante, après son retour en Suisse. Reste à définir la nature le ce corps. Non bien sûr un corps dissimulé, qui ne serait montré que dans ses limites, la peau ou en la silhouette. Mais bien le corps par où justement il est corps: son épaisseur organique, avec es déchirures. L’expérience de la douleur qu’il met en scène est l’expérience du corps entier. Il thme le corps tout entier, habité de vide, qui vient nous figurer comme sujets marqués par la faille. sont ici les titres qui nous aideraient à comprendre un peu moins mal l’univers dont ses tableaux us donnent des vues partielles. Leçon de choses, Domaines rapportés, Corps constitués, Territoires fés… Ce que suggère en premier lieu les titres de ces séries capitales dans son œuvre, c’est que einture n’est peut-être qu’un moment d’ordre dans un processus permanent de déconstruction. tiste découpe : il manipule l’espace même, il taille, il effectue des prélèvements. Ceci, sans doute, u des combinatoires, est vrai de toute image. Sans doute aussi les métaphores de la rencontre la transgression surtout permettent d’éclairer en partie la démarche du peintre. Et si sa peintu-l’origine, était cela, une histoire qui apparaît comme une mise en scène de fantasmes nécessai-it vécus au niveau du corps. Ce thème, on le retrouve ici très souvent, qui implique un jeu très teur sur la dislocation du corps et sa reconstruction. Comme si la peinture, en reprenant les s corps, les mêmes organes, pouvait s’envisager, de ce point de vue, comme une circulation ceaux épars, prélèvements de chairs, territoires greffés, dérivant l’histoire de l’art du côté de la

chirurgie…
Plus justement encore peut-on parler d’Unheimliche, l’« inquiétante étrangeté » selon le
concept défini par Freud. La peur et le désir de la mutilation, la fascination angoissée devant les yeux de l’autre, l’animation d’objets, le passage en un monde autre, et aussi le familier qui paraît étrange, la manifestation de ce qui aurait dû resté caché sont, bien sûr, des thèmes que chacun reconnaîtra dans ses peintures. Nous assistons à une genèse. Construction du corps, inachevée, inachevable, parturition qui toujours s’effectue douloureusement :

“L’identité sera convulsive ou ne sera pas,”

conclut Max Ernst dans Au-delà de la peinture, à partir de la phrase d’André Breton sur la beauté. Couper, trancher, arracher, déchirer, morceler, disloquer, démembrer, désarticuler, mettre en pièce. Puis assembler, réunir, rapprocher, composer. Et en définitive peindre. On comprend que Jean Lecoultre ait illustré Les Chants de Maldoror. Chacune de ses images est marquée par la violence d’une action. Cependant, ses peintures ne sont pas réductibles à des déplacement figurés de violences réelles. La réponse de Jean Lecoultre se joue d’abord, pratiquement, dans l’ordre du pictural. Car si la peinture est effectivement en question dans toute son œuvre, elle est aussi la seule
réponse exprimable.


Encore faut-il ajouter qu’il se méfie de tout triomphalisme. Son expérience est incertaine.
Sa peinture, par ses doutes, se situe aux antipodes des affirmations excessives. Cela signifie que le visible ne s’y trouve pas réduit aux mots. L’artiste véritable toujours en appelle à ce quelque se dérobe dans le visible. Jean Lecoultre est de toute évidence un artiste qui sait peindre les choses qui sont cachées derrière les choses, un des grands artistes de sa génération.

-E.G

Emmanuel Guigon est un conservateur de musée français.

(Ce texte est paru dans le catalogue de l’exposition “Jean Lecoultre”, présentée par le Centro Cultural Duque Conde Duque de Madrid puis au Centre d’art Présence Van Gogh Art Contemporain à Saint-Rémy de Provence. Le catalogue contient des textes d’Emmanuel Guigon, Carlos Saura, Louis Ucciani, Miguel Sánchez-Ostiz et Jean Lecoultre.)

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