“Je pense à Jean Lecoultre. À l’arc de l’existence allant de l’enfance au bel âge. A la première façon dont le regard des humains se transforme au cours de ce voyage. Et à la seconde façon dont il sélectionne ou non le détail au sein de la généralité.
Dans les premières semaines après ma naissance, je repère toute silhouette et tout objet qui se meuvent dans l’espace environnant. Je les en détache visuellement et mentalement pour y suivre leur mouvement de mes prunelles bleues émergées de la nuit millénaire. L’aune exclusive de mon regard est le détail. J’ai besoin qu’il munisse ma mémoire de repères clairs et nets pouvant m’instruire ou m’enchanter. C’est le temps de la construction.
Dans mon âge adulte, mon regard avantage ses compétences utilitaires. Je ne perçois plus le détail à moins qu’il soit de nature stratégique. Je balaie ma scène quotidienne d’un œil synthétique pour qu’elle devienne le champ de mes manœuvres, de mes victoires et de mes défaites. Il doit me signaler les pièges et les promesses que mes efforts et le destin me réservent. Je suis en concurrence avec mes congénères. C’est le temps des ambitions séculières et de la guerre.
Et dans mon bel âge, celui qui me rapproche des territoires suspendus, je reviens au détail, mais non pour en tirer les services qu’il me dispensait dans l’enfance. Je le veux doué d’une portée symbolique et métaphorique. Débordant ses pouvoirs documentaires. Ainsi retiens-je ce que je veux de ce que je vois du temps présent, et ce que je veux de ce que mon passé m’a fait voir. Nouvelle liberté. Je n’ai plus besoin d’être enseigné, mais de comprendre. Quelle fut ma vie? Nulle ou féconde? Aussi pour autrui? Et même pour moi, d’ailleurs? C’est le temps des cristallisations.
Après quoi, sur le mode de l’essayisme, on pourrait affirmer que les seules périodes de l’existence humaine sachant regarder sont celles de l’enfance et du bel âge, et que sa période aveugle est l’âge adulte. Que l’enfance et le bel âge connaissent le monde dont l’âge adulte se saisit jusqu’à le détruire. Et cette enfance et ce bel âge savent les arts quand l’âge adulte se félicite de consommer la culture.
Ici Jean Lecoultre apparaît. N’ayant jamais été l’adulte des épaisseurs, des positionnements séculiers et des généralisations prédatrices, mais le guetteur du détail sollicité pour constituer ses œuvres, si l’on excepte les premières d’entre elles où s’aperçoivent des paysages et des silhouettes entiers.
Ainsi s’est multipliée sur ses toiles et ses dessins la figuration d’éléments que la bien-voyance et la bien-pensance usuelles ne conjoindraient pas, ou qu’elles accorderaient entre eux plus scolairement. Des pans de fourrure et du marbre, par exemple, ou des contours d’animaux archaïques et des corps humains d’hommes ou de femmes, certains en voie d’effacement.
Ou des lambeaux de tapisserie domestique, des portions de visages, des segments de grillage, des reliefs de microphones, un coin de lavabo, des plis, des ombres, un rectangle d’eaux et de vagues aux airs de tapis volant. Ou des morceaux de sacoche ou de valises à roulettes, des bouts d’installations électriques, des sacs-poubelle ou des anges en version stylisée telle qu’ils ponctuent parfois en graffitis nos ordinaires urbains.
Vous pensez d’abord que cette œuvre relève pour vous de la confirmation visuelle. Que vous n’en avez pas besoin. Que vous êtes assez précisément renseigné sur le monde en tant que somme d’éléments vivants et morts, organiques et minéraux, anciens et modernes organisés en son sein sans logique apparente, voire sous les signes du désordre et de la confusion.
Vous iriez jusqu’à vous présumer capable de conférer vous-même au tohu-bohu de ce monde, grâce à la fermeté de votre esprit, des principes de cohérence et même de cohésion. Pas besoin de peintre. Ou vous vous sentez suffisamment désillusionné pour accepter que le n’importe quoi peuplant vos décors quotidiens se tient parfaitement, après tout. Pas besoin de peintre. Ainsi de suite.
Or non. Ça ne marchera pas. Notre époque est trop dissociante et dissociée pour vous. Vous ne vous y dépatouillerez pas seul. Elle vous condamne avec trop de violence aux abstractions du secteur tertiaire déserté par les corps et les visages. Elle vous soumet trop cruellement à chacune de nos villes n’étant devenues que le clone architectural, culturel et marchand des autres. Vous êtes donc en désarroi. Très bien. Un compagnon s’impose.
Rejoignons notre ami.
Jean Lecoultre, en juxtaposant ses détails, confirme que la rage du vrai moine combattant se nourrit nécessairement d’intelligence et de lucidité. Je parle ici de la rage inspirée, qui donne à percevoir des liens possibles entre les choses et les choses, les souvenirs et leur prétexte ou leur objet, ou les symptômes et ce qu’ils indiquent, ou simplement les causes et leurs effets.
À partir de là c’est au spectateur d’agir. Ayant saisi que la sacoche et l’équipement électrique, ou les sacs-poubelle et les anges figurés en version stylisée, ont quelque chose à lui suggérer en fonction de la mise en voisinage que l’artiste en a faite sur la toile ou le papier, il en tirera des bénéfices éminents.Une meilleure connaissance de sa propre position dans le monde éclaté qui l’environne, par exemple. Une stimulation de son aptitude à le déchiffrer. Un ajustement plus précis de son point de vue sur les tenants et les aboutissants qui structurent notre époque.
Puis il distinguera des choses cachées et souvent subreptices.
Le faux progrès qui rampe sous le progrès vanté comme tel et chanté sur les tribunes néolibérales et politiques. La perversion fatale du pouvoir et des partis et les perversités de l’instance repressive masquées sous la rhétorique de la loi. Les abus de la marchandise au fond des êtres assommés de consommations. Et l’angoisse en parasite insoupçonné du dépassement technique illimité.
Ainsi va l’oeuvre de l’artiste, en forme d’invite au jeu cérébral et sensible des spectateurs face à son œuvre. Certains d’entre eux sachant partager les perceptions mises en scène par son auteur. D’autres projetant les leurs hors des siennes, parfois sur le mode de la contradiction vive et nette. Et d’autres encore vous expliquant qu’ils sont insensibles à ces images ou ne les supportent pas, tant elles leur proposent un langage jugé plus indéchiffrable que leur propre émiettement existentiel.
Vouloir ou ne pas vouloir regarder ce qu’on est soi-même, ou ce qu’est le réel du monde, c’est aussi l’alternative que cette œuvre soumet à la réflexion des spectateurs eux-mêmes. En écrivant cela je songe à celle de Godard, aussi, qui suscite les mêmes types d’incompréhension auprès des mêmes publics, son orchestration du matériau filmique leur semblant pareillement éloignée des procédés narratifs déroulés comme l’ennui d’un point A jusqu’au point Z opportunément nommé la chute.
Aujourd’hui le bel âge est venu, entretenant le peintre dans ses procédés familiers qu’il rend cependant plus déliés et plus légers. Tel est pour lui le temps des cristallisations, comme nous disions tout à l’heure, et du détail élu pour sa portée symbolique et métaphorique.
Il s’agit évidemment pour lui de realiser des tableaux, comme depuis ses commencements, mais de retrouver en même temps le papier pratiqué voici des dizaines d’années. De tra. vailler plus spontanément, aussi, sans réaliser d’esquisse ou de croquis préalables. Et puisqu’il ne fut jamais l’adulte normé comme la règle aurait voulu, de libérer en lui les inventivités les plus fraîches.
Il en résulte des travaux récents qui sont fidèles au style des antérieurs et donc aisément reconnaissables, mais plus dégagés et plus ouverts, ou mieux offerts. Non pas dépouillés au sens où ce vocable connote l’austérité, mais au sens de la fluidité formelle et de la simplicité. Il y a moins de monde sur la surface à l’intérieur des cadres.
Voici poindre alors, de ce labeur qui persiste à plus de quatre-vingt-dix ans, un tableau figurant une silhouette d’homme aperçue de dos comme pour se désigner en fuite. Mais fuyant quoi, si cette lecture est la bonne? Ce qui semble une petite flamme verte au premier plan, peut-être, le fond de la toile étant couleur de suie mais débordée dans ses bords par une ombre blanche évoquant la prémisse d’une aube?
Ou l’homme de dos craint-il le vert, mais que lui crierait alors ce vert? A moins que la petite flamme signalée tout à l’heure ne soit que du vert privé de la moindre intention mélodramatique, en sa qualité purement technique de signal chromatique faisant équilibre ou déséquilibre avec ses voisins? À moins, encore, qu’elle symbolise une revanche chlorophyllienne possible sur l’humain moderne impliqué si puissamment dans l’assassinat de la nature?

Voilà. Vous pourriez continuer à détricoter et retricoter ce mikado d’hypothèses jusqu’à minuit de chaque soir et ce jeu Serait sans doute aussi réjouissant que somptueusement vain, Cart étant moins l’extase des quadrilleurs que le voyage des pèlerins.
Quant à moi je regarde Jean Lecoultre dix ou vingt mètres
devant moi, dans la ruelle conduisant à son atelier près de Lausanne, tout en explorations semeuses d’incertitudes, qui se continue lui-même entre ses horaires déterminés comme une horloge et ses façonnages basculants – et l’existence est belle.”
Christophe Gallaz