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Michel Thévoz

L’auberge espagnole

Freud relate quelque part (je n’ai pas retrouvé la référence) les circonstances d’un attentat anarchiste qui avait eu lieu dans les années 1900 au Parlement allemand. La bombe, de confection artisanale, n’avait pas eu plus d’effet qu’un pétard. Néanmoins, la police avait aussitôt bouclé les issues du Reichstag pour interroger une à une les personnes qui se trouvaient dans la tribune du public. La première affirma n’avoir rien remarqué de particulier. « Vous n’êtes pourtant pas sourd, vous avez bien entendu l’explosion ! · » lui dit le policier. « Une explosion ? Je pensais qu’il s’agissait du signal usuel à la fin d’un discours. » Même absence d’étonnement chez la personne suivante, qui croyait que les parlementaires marquaient ainsi leur approbation aux propos d’un orateur, ou leur désapprobation, pensait encore la troisième personne, et ainsi de suite.

De telles réactions sont significatives : tout se passe comme si nous disposions d’un arsenal d’explications destinées à faire façon au fur et à mesure de ce qui pour­rait prendre le caractère d’un événement, de la même manière que le dormeur protège son sommeil en enrôlant les bruits réels dans le scénario de son rêve. Autrement dit, la perception est elle-même de la nature du délire, elle surinterprète, elle invoque n’importe quel type de causalité pour intégrer aussitôt ce qui pourrait la prendre de court ; il faut la considérer comme un système immunitaire qui nous protège de la réalité plutôt que de la recevoir véritablement. Louis Aragon voulait qu’on envisageât l’art comme un « délire d’interprétation de la vie » ; mais c’est bien plutôt la raison, et peut-être déjà la perception, qu’il faudrait caractériser ainsi.

Le cas échéant, la fonction de l’art (celui du moins qui mérite son nom) serait de provoquer un dysfonctionnement dans ce système de traitement de l’information. « Le rôle de l’artiste disait Henry Miller, c’est d’apporter la désillusion au monde. — une désillusion qu’il ne faut pas assimiler à une déconvenue, mais au contraire à une révélation consécutive au démantèlement des poncifs réalistes qui nous tiennent lieu de connaissance objective — l’art en tant que virus informatique, pour ainsi dire. “L’art n’est tel que par ce qui lui manque pour devenir la réalité”, disait déjà Quatremère de Quincy — ce manque,, comparable à la case vide dans le jeu du taquin ou au zéro dans les chiffres, ou au blanc dans une aquarelle de Cézanne, achemine le regard et l’esprit à l’insoutenable indéfinition des êtres.

 Mais nous ne nous laissons pas volontiers déposséder de nos certitudes. Les peintures qui les confortent sont certainement mieux reçues, du moins dans un premier temps, que celles qui les menacent. Le cas échéant, c’est l’œuvre réfractaire aux lieux communs que nous tentons de faire basculer à son tour dans le champ de l’interprétation abusive, en recourant, si c’est nécessaire, au commentateur patenté. Nous demandons à celui-ci de mettre la perturbation dont il est question sur le compte d’une anomalie ou d’une sensibilité exacerbée, celle de l’artiste — d’autant que, récursivement, cette singularité présomptive confirmera l’ordre des choses par contraste, à la manière d’un repoussoir. Référer l’œuvre à la subjec­tivité du peintre (à celle d’un écorché vif, de préférence), c’est une forme de défense, c’est-à-dire de désengagement du regardeur, qui, paradoxalement, tient souvent lieu de compréhension.

Et Jean Lecoultre dans tout cela ? Mais il n’a été question que de lui — du moins convenait-il de couper court à toute décharge de responsabilité sur sa personne. Il ne fait que nous associer, nous, les regardeurs, à des “expériences pour voir” (la formule de Claude Bernard s’applique indifféremment à l’art et à la science), sans préjuger de leur sens. Il procède comme un interlocuteur qui commencerait une phrase lourde de sens, mais qui ne l’achèverait pas. Par exemple, vous vous demandez ce que vient faire un tapis d’Orient à moitié déroulé dans maintes compositions des années quatre-vingt ? N’allez. pas en demander raison à l’artiste, il l’ignore lui — même, ou feint l’ignorance !

Le tableau est un miroir qui réfléchit avant de vous renvoyer votre question. Et déjà, qu’est-ce qu’un tapis vient faire chez quiconque, et chez vous, le cas échéant ? Protéger le parquet, réchauffer la pièce, étouffer le bruit ? Dans ce registre ambigu d’intimité et de décor, l’utilité n’est jamais qu’un prétexte ou qu’une couverture, précisément. Le tapis vient-il attester de votre standing ou de votre origine sociale ? Vous raconter  son histoire, ou celle, peut-être, de l’esclavage des enfants indiens ou thaïlandais qui l’ont tissé ? Évoquer votre propre vie privée à laquelle il est si secrète­ment associé ? Ou, plus subtilement, faire la relation entre votre intimité et l’extérieur, raconter l’histoire mondiale, l’histoire mondiale de votre âme », comme disait Kafka ? En tout état de cause, et si vous voulez bien vous prêter à cet interrogatoire pictural fatalement indiscret, vous vous prenez aux fils d’une trame inextricable que nul ne peut prétendre démêler.

Est-ce à dire que l’œuvre autorise tous les commentaires, et qu’elle n’aurait d’autre signification que celle que le spectateur y apporte, à l’instar d’une auberge espagnole ? Faut-il assimiler la stratégie du peintre à celle de la voyante, qui sait exploiter un registre d’expression assez général, assez informe, assez indécis, pour que chacun croie y découvrir ce qu’il y met ? La comparaison n’est pas aussi dépréciative qu’il y paraît. L’œuvre ne prend existence que décentrée par rapport à son auteur, et exposée à l’investissement du regardeur, exposant donc celui-ci à la confrontation. Tout au plus le peintre a-t-il dû pressentir que cette histoire de tapis (ou de pantalon, ou de carrelage, ou d’extincteur, ou de peluche Walt Disney, etc.) allait faire problème. D’une manière générale, son iconographie et, a fortiori, ses procédures de figuration ne ressortissent pas tant à des fantasmes personnels qu’à une stratégie de la désillusion dirigée contre un réalisme de convention qui est le nôtre autant que le sien.

À ce propos, tout a commencé vers 1962, quand Jean Lecoultre lui-même, on ne sait trop pour quelle raison, est sorti ou s’est dégagé d’un rêve (ou d’un cauchemar, ça dépend du point de vue) qui lui faisait tenir le rôle d’un peintre vaudois consacré (la métaphore du réveil doit nous avoir été inspirée par cet humoriste qui affirmait que le Pays de Vaud est le berceau des arts, à preuve que ceux-ci y dorment de leur plus profond sommeil). La discontinuité a donc chez Lecoultre un caractère originaire, matinal, provocateur et constructeur à la fois. Elle opérera dès lors spectaculairement, de manière récurrente et comme en abyme dans les toiles à venir, de même que, à une plus grande échelle, comme une scansion articulant les séries successives. On peut la considérer comme un opérateur de vérité intervenant selon une logique fractale à tous les niveaux, existentiel, intrapictural, méta-pictural, évolutif, etc.

La perception, disions-nous, fonctionne de telle manière que, le réel, ou ce que nous prenons pour tel, se pré — sente comme un discours cohérent, univoque et convaincant — on pourrait parler péjorativement de la « prose du monde.. , en donnant à cette expression une connotation idéologique. « Déjà la perception stylise·., affirmait encore Merleau-Ponty — il s’agit d’une stylisation académique, devrait-on préciser. 

C’est donc cette cohérence fallacieuse que le peintre entreprend de déjouer par la pratique de l’hétérogénéité. À maintes reprises, Lecoultre a trouvé un secours inspiré dans la photographie, dans celles surtout qu’il prend lui-même. C’est un paradoxe, si l’on considère que la photographie a généralement pour office de renforcer nos lieux communs perceptifs en leur apportant sa caution objective : l’objectif du photographe, en effet, dans la plupart des cas, c’est cet instantané providentiel où l’aspect fugitif d’un personnage ou d’un sujet quelconque coïncidera avec son essence présomptive (c’est-à-dire avec le poncif qui lui tient lieu de définition). Lecoultre fait tout au contraire un usage déconstructeur de la photographie. À l’instar du psychanalyste, il pratique l’attention flottante, qui consiste à se distraire du discours intentionnel (ou de ladite « prose du monde.), pour se concentrer sur le signifiant — défaire autrement dit l’unité factice de l’évidence pour qu’advienne en filigrane, ou en anagramme, ce que cette unité a pour « objectif,, (c’est le cas de le dire) d’occulter. Pour dire encore la même chose autrement : alors que le regard se laisse prendre à ce qu’annonce le masque, la photographie ainsi conçue rabat la focale sur le masque comme tel.

D’où le caractère “mat” et fragmentaire des photos de Lecoultre, qui découpent et échantillonnent l’ordre des choses pour ne nous en restituer que des débris ou des vestiges énigmatiques (clichés photographiques contre clichés réalistes, pourrait-on dire). 

On pense à la méthode de l’expert et critique d’art italien Giovanni Morelli (dont Freud s’est beaucoup inspiré), qui consistait à se concentrer sur de minuscules détails (par exemple le traitement pictural de la lunule de l’ongle) pour repérer la touche personnelle d’un peintre, ou, le cas échéant, l’intervention d’un faussaire, en se dépre­nant ainsi du captieux effet d’ensemble. Lecoultre, lui, affronte picturalement un faussaire insoupçonné : la réalité elle-même . . .

Notons que le paléontologue Cuvier, lui aussi, s’attachait aux fragments, mais pour reconstituer métonymiquement le tout, sur la postulation d’une unité anatomique et organique. Or, dans l’ordre du signifiant, c’est-à-dire du discontinu, il n’y a ni unité originaire, ni perspective de totalisation, il ne peut se produire qu’une dispersion ou une dissémination de sens, suivant des lignes de cli — ou des connexions multiples, illimitées et imprévisibles (dites associations libres en idiome psychanaly­tique). Par exemple, une main, en tant qu’organe ana­tomique, est, elle renvoie nécessairement au corps humain auquel elle appartient en propre ; mais en tant que signifiant, elle s’en affranchit, elle renvoie au salut ou à la menace, à la caresse ou au meurtre, à la bénédiction du Christ ou à la mort de Marat (la disjonc­tion n’étant pas exclusive, de surcroît. . .). À amputer cet organe de son contexte, on renforcera sa potentialité sémantique. Alors que le corps nu, ou l’ Académie » (si bien nommée), représentent le sujet par excellence de la mauvaise peinture, les vrais peintres s’intéressent électivement aux membra disjecta. . . Dès lors se trouve défaite toute unité subjective, et libérée des énergies anonymes dont nul ne saurait s’exempter. C’est bien à un déchaînement d’associations insolites qu’aboutissent les déconstructions de Lecoultre, ce qui a amené les com­mentateurs à invoquer une ascendance surréaliste — attribution qui serait acceptable, si elle ne revenait pas à se tenir quitte de cette peinture comme d’une affaire classée.

On mesure la portée de cette stratégie picturale de la détotalisation à la vivacité des réactions ou des résistances de la critique. Par exemple, dans la série intitulée Pièces à conviction, le peintre s’est fixé sur des éléments tels que médailles, décorations et sigles honorifiques ou militaires, non pas en les intégrant dans un sujet ou un récit qui nous eût renseignés sur leur signification (par exemple une caricature de général va-t’en guerre, ou un portrait apologétique), mais en les isolant, ou en les déplaçant dans des ensembles problématiques, bref, en nous privant de leur mode d’emploi sémantique.

Le contexte est réducteur de sens, disions-nous, alors que la décontextualisation du signifiant telle que Lecoultre la pratique libère une énergie incontrôlable. À preuve la réaction d’un critique qui a interprété ces décorations comme l’indice d’une sympathie nostalgique pour les régimes militaires. C’est un exemple de commentaire ventriloque qui consiste à imputer personnellement à l’artiste les significations qu’on extrapole de ses manipulations formelles (de la même manière que les spectateurs des mystères du Moyen Âge qui s’en prenaient après la représentation à l’acteur jouant Judas). La discontinuité dont il est question intervient de la manière la plus spectaculaire dans le registre proprement iconographique : hiatus entre les règnes minéral, végétal et animal, entre l’abstraction et la figuration, entre les registres physique et mental, etc. Mais elle intervient déjà, et plus subtilement, dans la technique picturale, ce qui rend cette œuvre irréductible à la seule référence photographique. Le choc initial, qui a donné le branle à toutes les déconstructions, ce fut, en 1951, celui de Vélasquez et de Goya, découverts non plus par le truchement réducteur des reproductions, comme cela avait été le cas dans la période de jeunesse sous le signe de Paul Klee, mais in vivo, au Musée du Prado. Choc, oscillation, ou « immobile alternative·., pour reprendre l’expression du peintre, entre l’unité péremptoire des grandes compositions à la gloire du pouvoir royal, et leur effondrement en un chaos de touches de couleurs pour peu qu’on franchisse la distance de vision respectueuse. C’est donc déjà au sens du signifiant pictural que se détermine la scission ou le schize entre l’illusion et la désillusion, entre l’apologie courtisane et la subversion, entre l’unité organisque et la détotalisation formelle, entre l’ordre et le chaos.

Certes, la “manière espagnole,., adoptée déjà par les peintres impressionnistes comme une libération technique révolutionnaire, a fini par prendre force de loi, à l’instar de l’impressionnisme lui-même. Ce qui caracté­rise et singularise plus précisément la démarche picturale de Lecoultre, c’est le jeu insidieux de l’inappropriation, ou, plus précisément, le subtil anachronisme d’une technique picturale que la plupart des peintres étaient en train de répudier, appliqué paradoxalement à des sujets d’une actualité brutale. La discontinuité se traduit d’abord par cette maîtrise technique apparemment hors de propos, mais génératrice de chocs visuels dessillants. Une insolence n’a jamais autant d’impact que quand elle se formule dans une langue châtiée, et sur le ton de la courtoisie.

C’est dire que la peinture est d’abord affaire de forme, de facture picturale, de traitement plastique, d’expérimentations figuratives, toutes aventureuses opérations se conduisant dans un registre de visibilité encore soustrait, dans une large mesure, aux découpages verbaux, déterminant même ceux-ci dans le meilleur des cas. Le fait est que Jean Lecoultre, décidé à relever le défi de s’expliquer verbalement dans le texte intitulé Documentaire, s’est retrouvé néanmoins et tout naturellement placé dans la situation d’un commentateur découvrant son propre travail comme s’il n’était pas de lui, hasardant une lecture sur le mode de l’hypothèse – précession mieux que jamais vérifiée de la peinture sur les mots – précession, plus précisément, de la création (plastique ou littéraire) sur son explication, et même sur ses intentions.

Lorsqu’un peintre éprouve ainsi un sentiment de surprise devant ses propres travaux, lorsqu’il a l’impression de les aborder comme s’ils étaient d’un autre, lorsqu’il y découvre des vérités qu’il ne pensait pas y avoir mises, c’est le signe que, effectivement, il est peintre. Il accède à un registre de connaissance qui n’est pas proprement sien, parce qu’il précède, déborde ou enjambe les sphères individuelles, les leurres narcissiques et les infatuations égocentriques — à commencer par les siens propres. Il se met en phase sur des énergies psychiques obscures, anonymes et silencieuses, encore indemnes de tout cloisonnement et de toute appropriation personnelle, traversant les subjectivités, donc d’autant plus communicatives — la formule surréaliste de ‘vases communicants’ est particulièrement bienvenue.

Certes, le peintre exploite ses propres ressources intérieures, tributaire plus que tout autre de sa préhistoire inconsciente, de ses accidents biographiques et de ses choix informulés. Mais il est peintre ou poète dans la mesure où il investit ces déterminations intimes, celles qui, par le fait, lui sont le plus indéchiffrables, comme des signifiants privilégiés, engageant des associations incontrôlées et illimitées, reconduites par les regardeurs, sans solution de de continuité individuelle.

Déjà dans le registre corporel, les larmes, le fou rire ou les bâillements se communiquent sans autre raison qu’une sorcellerie proprement télépathique. Mais le phénomène de participation se trouve suractivé quand c’est le langage visuel ou verbal qui se trouve impliqué, ou mis en question, par ce qui pourrait équivaloir à des manipulations génétiques, ou à des catastrophes sémantiques en chaîne.

Comment ne pas tressaillir devant la brutalité de ces hiatus, intervenant au cœur de la réalité la plus familière, et qui exposent une silhouette humaine à la décomposition spectrale, un corps dénudé à la pétrification, une végétation luxuriante à la dénaturation, si ce n’est l’image elle-même à son enlisement dans la matérialité picturale ? Il y a peut-être bien un fantasme, un traumatisme, un drame privé à l’origine de ces désastres obsessionnels, les barres de métal qui embrochent, les courroies qui ligotent, les sédimentations nécrosantes, les avortements de formes, les métastases insinuantes, etc. Mais, le cas échéant, l’énigme personnelle et inconsciente ne fait qu’actualiser et aviver des antagonismes fondamentaux et de tous ordres auxquels nul n’échappe, qui affrontent par exemple le ça et le surmoi, l’entropie et la structure, l’anarchie et l’ordre, le hasard et la nécessité, la vie et la mort (selon qu’on s’exprime dans des termes psychanalytiques, scientifiques, philosophiques, etc.). Le fait est que la dissociation (la Spaltung, disent les psychanalystes) est, plus encore que le bon sens, constitutive du psychisme humain, c’est le trait commun (ou la schize commune) à tous les représentants de l’espèce.

Notre humaine condition veut que nous soyons tous originairement fêlés (Henri Michaux : ‘Le sage trouve l’édredon dans la dalle’). 

Au demeurant, si énigmatique soit-elle quant à ses racines subjectives, la mythologie de Lecoultre est d’autant plus communicative qu’elle emprunte le langage figuratif des nouveaux média, de la technologie, de la culture de masse, de l’écologie, bref, de notre contemporanéité.

Tel est le paradoxe d’un art secret et introspectif, mais qui nous touche tout autrement qu ’une confidence : c’est par l’extrême subjectivité et par l’extrême singularité que le peintre nous rejoint.

Michel Thévoz

Texte paru dans Jean Lecoultre, 2002, catalogue de l’exposition de la Fondation Gianadda, Martigny.

Léonard Gianadda, Michel Thévoz, Jean Lecoultre
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