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Stéphanie Guex

Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve el la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité, si l’on peut ainsi dire.
ANDRÉ BRETON

Si le dessin atoujours occupé une place importante pour Lecoultre, il joue dès 1973 un role prédominant dans sa réflexion artistique, marquant aussi le début d’un travail en série, dont chaque œuvre se fera l’écho de la précédente et de la suivante, et d’une préoccupation qui ne le lâchera plus: la greffe. La composition épurée, le trait rigoureux et précis rompent alors avec le flou des images médiatiques des années soixante, renouant ironiquement avec une technique proche de l’académisme.
D’aucuns me reprochèrent cette précision, cette facture «léchée» ne soupçonnant même pas ce qu’il y avail derrière! Derrière la froideur géométrique des formes et de l’espace, le style impersonnel, le blanc immaculé du papier -univers aseptisé de l’artiste-scientifique- des objets isolés subissent, sous le trait acéré du crayon, toutes sortes de distorsions: les débuts d’une greffe généralisée.
Défiant les principes mêmes de cette technique, considérée par les Classiques comme intellectuelle et rationnelle, la règle se tord, les ficelles froissent le métal et la pierre. Le dessin ne fixe plus les formes dans leur permanence, mais révèle au contraire leur matérialité et par là même leur fragilité. La belle ordonnance s’avère alors trompeuse.

Dès 1975, Lecoultre poursuit, à travers les dessins au crayon de couleur de la série des Territoires greffés, son exploration de l’interaction entre des matières jugées antinomiques.
Inlassablement le bloc de marbre subira les assauts de l’herbe, de l’étoffe, de la fourrure, et autres matières organiques qui remplacent momentanément la présence humaine. L’art du dessin, devient, comme dans l’Italie humaniste du XVle siècle, un instrument de recherche et de connaissance, mais aussi de réflexion. Au-delà de la rigueur scientifique et la répétition d’un motif associé à divers éléments, l’artiste met en question les notions arbitraires de force et de faiblesse.


Le dessin lui procure la fermeté et la précision dont il ressentait le besoin, mais il lui permet surtout d’entrer en étroite concurrence avec l’image photographique qui n’a cessé de le préoccuper depuis le début, comme cette image obsédante dans la revue Minotaure d’une locomotive envahie par la végétation, à l’origine de cette série. Tel Zeuxis qui avait peint des raisins si ressemblants que les oiseaux étaient venus les picorer, Lecoultre relève un défi, celui de dépasser, d’aller plus loin que le crayon de couleur, c’est-à-dire de parvenir a l’illusion la plus parfaite de la matière -a côté du marbre dessiné, le vrai marbre paraissait une pâle copie’. Le spectateur, trop heureux de pouvoir contempler une œuvre immédiatement visible et évidente, se retrouve alors pris en faute et soudain ébranlé par le chaos sous-jacent a l’apparence d’ordre.

Cette technique minutieuse, proche d’une forme d’hyperréalisme, offre l’objet au regard pour mieux l’ôter a notre entendement et se voit amputée d’une partie de son sens. Confusion des règnes, triomphe du mou sur le dur, du fort sur le faible […)’. La logique du dessin dévoile une hiérarchie différen-te”, précaire et instable.

Il ne s’agit pas de trompe-l’œil, puisqu’il n’y a pas d’ombre portée, mais de trompe-l’esprit, terme auquel Lecoultre tient particu-lierement. Notre esprit, perverti par la surabondance d’images médiatiques, ingurgite sans réfléchir et confond bientôt signifiant et signifié. Pourtant, c’est bien l’œil qui, ayant perdu sa capacité a regarder, est attiré par le leurre. Comme nous, les personnages anonymes de Lecoultre apparaissent démunis de cette faculté désormais inutilisable: regard voilé par unepaire de lunettes noires daos les années soixante, hommes sans visage aujourd’hui, œil malade tiré d’une page d’encyclopédie médicale et faux blessés aux yeux bandés dans Panoplies. Comme chez Beckett, l’homme, rongé par la gangrène du monde contempo-rain, s’altere physiquement et devient, au fil des années, de plus en plus fragmentaire, pour n’être bientôt plus qu’une «grande bouche idiote»’. Fragilité de l’homme, de l’œil, de nos certitudes basées sur une illusion d’optique, mais aussi fragilité du dessin et du papier.
Comble de l’ironie, le trait ténu, presque immatériel figure dans les Territoires greffés la matière solide et dense du marbre. J’ai dessiné toute une série de blocs de marbre (reposant sur des socles vides, immatériels, ironie d’un dessin qui n’en a plus l’apparence tant la densité matérielle est devenue grande, et, derrière elle fragile… reposant sur du trait).

Aujourd’hui, la ligne ferme et tendue des années soixante-dix se déglingue, s’effrite et marque la fin d’une certaine tenue. Le dessin, libéré de son carcan, éclate dans toute sa violence et semble contredire l’harmonie du projet originel, non pas dans une gestualité expres-sionniste, mais dans sa conception même. Des coulures viennent briser le contour net et précis de l’objet rappelant la faiblesse de la ligne et signalant une possible rupture d’un monde toujours sur la brèche.


Lecoultre aime travailler à la frontière du réel et de l’irréel, du vrai et du faux, dans cet espace a l’équilibre incertain où la rencontre des contraires devient possible dans un rapport d’égalité. Les séries des Corps constitués, Etats de siège, Documentaire, Menace intime, lui ont permis d’explorer les notions de force et de faiblesse, de solidité et defragilité pour remettre en question la disparité ancienne”. Derrière la juxtaposition d’éléments hétéroclites de la série des Panoplies, apparaît ce rapport dialectique entre le dur et le fragile: l’opacité du sac-poubelle et la transparence de l’aquarelle, les formes pleines de la peluche et le tracé sans consistance du robot – jeu sur la matérialité et l’immatérialité de l’objet-, le corps dur et métallique du jouet et le fond tendre et rose -sorte d’épiderme du papier-, la souplesse de l’étoffe et la rigidité du plastique, etc. Mais la rencontre qui se faisait sans plaies’® dans les Territoires greffés devient plus brutale; la ligne ferme du solide ne s’infléchit plus sous la douceur du tissu ou du corps humain.

Depuis le début des années quatre-vingt-dix, le désir de retrouver el de prolonger les aunes de
1965-1967 s’est imposé à lui”. Après la série des greffes, qui renvoyait à un monde souterrain. intime et onirique, l’artiste est revenu à un espace contemporain avec ses objets, ses matieres et ses symboles. Le dessin s’est alors agrémenté de collages (coupures de presse, fragments d’anciennes lithographies de l’artiste, papiers peints) et de l’emploi simultané de plusieurs techniques (mine de plomb, aquarelle, lavis et pastel, principalement), qui viennent l’enrichir, mais aussi le menacer: sous le poids des collages, le papier risque à tout moment de se déchirer.


Aujourd’hui Lecoultre parle d’ouvres sur papier. Au sein d’une même série, les peintures et les œuvres sur papier se mélent, jusqu’à parfois se confondre dans les reproductions. Cela signifierait-il la fin du dessin? Le choix est-il encore motivé? Il [le papier] est fragile, il reçoit les choses plus spontanément, se prête peu à la reprise, il a quelque chose de plus intime, de plus immédiat?.
Du fait de sa fragilité même, le papier aménage un espace propice aux rencontres; les objets se greffent plus sûrement sur son épiderme mince et vulnérable.

Car loin de le [lecteur] négliger, l’auteur aujourd’hui proclame l’absolu besoin qu’il a de son concours actif, conscient, créateur. Ce qu’il lui demande, ce n’est plus de recevoir tout à fait un monde achevé, plein, clos sur lui-même, c’est au contraire de participer à une création, d’inventer à son tour l’œuvre – et le monde- et d’apprendre ainsi à inventer sa propre vie.

Alain Robbe-Grillet

LE POUVOIR DE LA SUGGESTION:
Comme les écrivains du Nouveau Roman, Lecoultre appartient à cette génération qui, après l’horreur des camps de concentration, l’explosion de la bombe atomique sur Hiroshima et la guerre froide, ne pouvait plus représenter le monde comme avant. Face à la banalisation de l’image, à notre société où «l’in-formation prend progressivement le pas sur le vécu»’*, où l’homme agissant est réduit au role de spectateur, et n’a plus de rapport direct avec le réel, l’artiste se trouve devant le dilemme de savoir comment, à l’heure actuelle, il peut encore choquer. Par une surenchère de l’horreur ou un étalage de chairs ensanglantées, dont les images quotidiennes ont anesthésié notre œil?
De même que les transformations des Territoires greffés s’étaient opérées sans plaies, à plus forte raison sans apparat mortuaire’, l”homme n’apparaît jamais ouvertement blessé ou ampu-té. Les fragments ne sont pas la conséquence d’une altération ou d’une dégradation, vision post-apocalyptique du monde, mais simplement l’ interruption du dessin. Pourtant ces morceaux d’êtres humaim -troncs, torses, bras, jambes, bouches, etc.- évoquent bien des dépouilles puisque enlevés à une totalité bien définie.’ Mais Lecoultre ne veut pas être un peintre do pathé-tique. Lorsque l’image penche dangereusement vers le dramatique, comme ce torse jouxté par la maladie ou cette cicatrice sur le dos, il la reprend et insère un élément incongru: ici l’étiquette d’une boîte de bonbon avec des faux fruits, là un sparadrap pour masquer la plaie.

Loin d’ôter l’aspect inquiétant de l’œuvre, ces éléments servent de «révélateurs», obligeant notre esprit à imaginer ce qui se cache derrière. Jouant sur le pouvoir d’imagination du spectateur qui va souvent au-delà de ce qui est représenté, l’artiste suggère des blessures bien plus atroces que ce qu’il avait figuré initia-lement.


L’objet réel, emprunté a la plus basse quotidienneté(un mouchoir, un sac pour les crottes de chien), brise aussi l’ordonnance de la composition et évite que l’œuvre ne tombe dans un certain esthétisme, comme les images de massacres sur papier glacé, plaçant le spectateur dans une position de contemplateur et annihilant ainsi la charge émotionnene. L’œil du conectionneur accepte aujourd’hui aisément l’étalage des souffrances humaines, mais est-il prêt a accrocher chez lui le martyre de Daffy Duck qui ira certainement très mal avec les rideaux?


La violence? Lecoultre nous la suggère de maniere insidieuse. À l’image de l’étoffe, motif obsessionnel daris son œuvre, il cache pour mieux dévoiler. Son choix se porte sur les images et les objets à l’apparente naïveté ou tri-vialité, comme ces illustrations tirées d’une encyclopédie médicale de 1914, le sac-poubelle, les outils du parfait bricoleur ou encore les peluches et les jouets d’enfants. Leurs possibilités métaphoriques sont conservées, mais le sens en est dérange. La peluche, renvoyant au monde de l’enfance, de l’innocence et de la douceur, apparaît décapitée, le robot est démantelé sur un fond de papier peint partiellement arraché, et la tronçonneuse côtoie un «SANCTUS» hérissé de pics agressifs. Séparées de leur ustensilité, la ponceuse et la tronçonneuse libèrent leur pouvoir évocateur et deviennent des armes redoutables que celles que la télévision nous montre régulièrement. L’image dérive comme le sens même du mot «panoplie» et dévoile un monde souterrain d’une violence insoupçonnée dans lequel l’esprit du regardeur se perd.


L’angoisse est définie, dans son sens premier, comme un «malaise psychique et physique, né du sentiment de l’imminence d’un danger, […]» (Petit Robert ). Il n’y a jamais chez Lecoultre de menaces patentes, mais un rapprochement d’éléments qui renvoient à un possible danger: une touffe de foin suspendue au-dessus d’un baril -de pétrole?-, qui peut à tout moment s’enflammer, un homme incandescent et un signal de danger, un baril et un personnage dans l’ombre – en fuite après avoir commis son méfait? L’art de Lecoultre, toujours curieux des nouvelles interprétations que ses œuvres suscitent, reste ouvert, comme ses formes de plus en plus lacunaires, qui nous obligent à entrer dans le dessin pour tenter de reconstituer un monde cohérent et fini.
Le fragment est dérangeant parce qu’on ne sait pas tellement comment le finir. Il désigne aussi bien davantage que la totalité. Lapsus révélateur, disons-nous souvent, plus que le dit, le montré, le non-dit révèle une réalité plus profonde, voire plus proche du réel. Cette bouche, sortie de l’encyclopédie médicale et isolée sur un fond rose, prend alors une dimension angoissante, rappelant étrangement le célèbre tableau de Bacon, Tete VI de 1949, mais aussi indiquant un malaise profond face au manque.
Par cet exercice de reconstitution, non seulement l’œuvre offre mille possibilités supplé-mentaires, mais surtout engage le regardeur tout entier.

Dans sa poétique de l’absurde, Beckett rendait compte de l’inanité des mots. Le dessin de Lecoultre parvient a restituer aux images leur pouvoir de représentation.

Stéphanie Guex

Texte paru dans le catalogue de l’exposition “Panoplies”, 2002, Fundaćion Antonio Perez

Panoplies-Oeuvres sur papier – Catalogue Fundaćion Antonio Perez
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