Site Overlay

Jean Lecoultre à la Galerie Engelberts, Genève – 1965

Au cours de dix expositions en douze années, nous avons pu voir le style de Lecoultre se former, s’affranchir des influences du début, transcender l’anecdote, gagner une force de violence soutenue, déployer d’admirables sortilèges plastiques et, simultanément, approfondir le sens de ses contenus. Parfois la recherche formelle  prit, chez  lui, le pas sur l’expression pour tendre à une sorte d’élégance de la mise en page ou à une séduction des matières qui suscita quelques réticences : ses poèmes arides et somptueux, animés par un amour passionné pour le paysage et le peuple espagnols, nous laissaient le sentiment de n’être pas toujours dégagés des tentations de l’artifice brillant.

Aujourd’hui, nous comprenons que Lecoultre devait nécessairement passer par ces phases libératoires de son écriture afin d’être en mesure, au bon moment, de les impliquer avec une absolue sûreté dans le dévoilement de sa personnelle vision du monde. Car il n’a pas cessé de regarder autour de lui comme en lui-même ni de méditer sur la vie contemporaine. Extraordinairement proche de la sensibilité collective de son époque, il a préféré s’ouvrir à la vérité de son œil et de son esprit plutôt qu’aux modes esthétiques ; logiquement, grâce à cette cohérente continuité, le moment de la jonction éclatante de la forme avec le fond est maintenant arrivé. Lecoultre atteint à une plénitude exceptionnelle, bouleversante, qui échappe à la prise critique traditionnelle pour nous projeter par la peinture au-delà de la peinture. Son art n’est pas illustratif, décoratif ou destiné d’abord à enrichir un patrimoine: il est sans rap­port avec les arts d’ameublement. Au contraire, il inquiète par sa fonction de dévoilement, de réflexion, de risque assumé, par ce bond vers l’avant, loin des beautés mornes et rassurantes. L’énergie nouée et dénouée sur chaque toile fait déborder le simple plaisir de la délectation ; elle renvoie à cette «action » du pinceau qui constitue l’envers de la contemplation passive et qui rend le peintre sans privilèges ainsi que l’a dit Sartre fort justement en parlant, un peu à la légère, de Robert Lapoujade : Lecoultre réussit l’opération en se donnant beaucoup moins de facilités. Il refuse les alibis du militantisme spectaculaire ; du coup, vécu plus intimement, son engagement devient autrement décisif, transfigurant, audacieusement interrogatif sans cesser de répondre à nos secrètes attentes ou à nos questions inavouées.

Les expositions nous montrent trop souvent des œuvres mort-nées, figées par les routines par le goût et les conformismes déguisés ; il convient, par conséquent, de saluer comme un  évènement d’ordre social autant qu’artistique, cette irruption, sous nos yeux, d’une création vraiment vivante en prise sur les réalités humaines de notre présent,au bord de notre devenir. Nous reconnaissons au cœur des souples tensions qui composent les images de Lecoultre cet «  esprit du temps »  (défini par Edgar Morin) que nous devinons sur la frange des mythologies dont se nourrissent les journaux, le roman policier, le théâtre d’avant-garde ou le cinéma:

Civilisation de l’homme innommé, des visages flous, de la fuite de la personne derrière des lunettes noires, de la violence mondainement masquée, de l’espace agité, déchiré, d’une lumière hantée par la nuit d’un bonheur cérémonieux où fulgurent secrètement comme chez Guardi, de possibles cauchemars , d’imprévisibles épouvantes. 

Cette iconographie de la mouvance, de l’absence, de certitudes fugitives, semble avoir été dressée par un arpenteur d’abîme qui nous sauve du vertige en nous le désignant. Lecoultre ou les signes parmi nous ! Art moral, sans moralisme, qui place Jean Lecoultre au premier rang des peintres de sa génération.

 Texte paru en octobre 1965 dans le catalogue de l’exposition Jean Lecoultre à la Galerie Erwin Engelberts à Genève.


© AMIS DE JEAN LECOULTRE 2024-email:amisdejeanlecoultre@jeanlecoultre.org