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Antonio Saura

C’est bien connu, tout comme avec la musique et les odeurs, il suffit parfois de contempler une image pour remémorer le passé. Même si elle n’est pas exceptionnelle, ni assez belle et qu’elle ne possède pas de véritable qualité technique, une seule image suffit pour faire reconnaître le passé, pour nous transporter vers l’inconnu – qu’il ait été oublié, inconsciemment refoulé, qu’il soit aujourd’hui surmonté ou se soit simplement refermé – et provoquer le bouleversement des sens.


Bien entendu, je ne me souviens pas comment l’image photographique à laquelle je me réfère maintenant fut captée, ni ce que nous fîmes avant et après l’étrange pose. En revanche, je me suis rappelé, après l’avoir contemplée, le lieu, l’occasion, l’amitié. J’ai senti en la regardant avec surprise une rafale de vent à la fois chaud et fétide, un soubresaut qui confond générosité et tristesse.

Jean Lecoultre, assis. Antonio Saura n’apparaît pas sur le détail de cette photo.


Les données les plus évidentes sont la jeunesse des trois protagonistes, l’habillement démodé et la pose apparemment recherchée; les moins évidentes sont par exemple, même si pour les capter il faut avoir recours au souvenir personnel, les rideaux anachroniques qui couvraient les murs de la salle de la Casa Americana de Madrid où nous exposions, quelques lourds cadres obsolètes qui contrastaient avec l’insolite modernité des œuvres, la disparition de beaucoup d’entre elles et, essen-tiellement, la pénible situation du pays, son isolement et l’absence de liberté. La photographie peut refléter tout cela. Elle possède en tout cas une aura très spéciale que le statisme de l’image, sa propre condition d’instant fossilisé, contribue à accentuer.


A cette époque, je me trouvais plongé dans le «véritable paysage du subconscient». Du moins ainsi le croyais-je, de manière passionnée, désireux de fuir à Paris pour respirer la liberté et connaître André Breton. Dans la médiocrité du climat ambiant de Madrid, elles étaient peu nombreuses les personnes qui offraient une compensation culturelle justifiant le séjour dans la ville mourante, dans le pays soumis. Juana Mordó, grande dame séfarade, était l’une d’entre elles: un jour par semaine, ou par mois–je ne m’en souviens pas bien–elle tenait un salon littéraire à l’ancienne mode. Mon frère Carlos, José Aylón et moi-même étions les benjamins des réunions, des enfants véritablement choyés malgré notre impertinence. C’est dans cette maison que je fis connaissance du peintre suisse Jean Lecoultre, auquel depuis lors me lie une grand amité.

Nous nous voyions très fréquemment en compagnie de José Aylión et, pendant une période, nous travaillâmes même ensemble dans mon petit atelier entièrement peint en noir. Sa peinture, alors influencée par son compatriote Paul Klee, constitua pour moi un stimulant parce qu’elle répondait techniquement à une modernité manifeste; et depuis, sa personnelle et cyclique métamorphose des formes n’a pas cessé de provoquer de continuels soubresauts.
Dans son œuvre actuelle, si énigmatique, réside un mystère très différent de l’autre, le lointain, tous deux se ravivant mutuellement dans le désarroi du présent.


En 1954, je partis définitivement pour m’installer à Paris. Jean resta quelque temps en Espagne tandis que José Aylión ne l’abandonnerait jamais. Voici qu’à travers cette photographie redécouverte, nous nous unissons à nouveau dans la mémoire. Il me semble que ce serait une bonne idée de nous retrouver et de poser pour une nouvelle photographie en adoptant mimétiquement les même posturres, afin de contempler comment triomphe et perdure, malgré la cruauté du temps, la séparation et l’éloignement, la véritable amitié.

Antonio Saura

Texte paru dans le catalogue de l’exposition “Jean Lecoultre, Oeuvres sur papiers 1951-1994,” Musée Jenisch, Vevey, 1994. ©Musée Jenisch

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