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Christophe Bataille

Je ne connais pas Jean Lecoultre. Je vois qu’il est depuis toujours l’homme des greffes, des matières arrachées, des images en découpe. Il est donc l’homme. Nous. Moi. L’homme disjoint, hésitant, tranché. Avec ce souvenir de Pascal puis des Lumières : grandeur et misère ; un désir encore d’être dans la société.
Jean Lecoultre vit en Suisse. Dans la folie suisse. Pays fou méconnu qui nous donne de grandes œuvres. Folie close. Folie des Alpes et des lacs. Folie radicale qu’on croit percevoir dans les coffres de banque, ou rue du Rhône, à Genève. L’or, le temps, la pureté. Tel est le mensonge. Dans ces trois folies, je ne vois qu’une division maléfique. Un or invisible, caché, un or sans nom, rendu à tous et à personne. Un temps exhibé, saisi dans un objet. J’aime l’artisan dans ses rouages, qui ne pense jamais. Enfin, la pureté. Je respire. Vraiment ? Faut-il? Mais quel air glacé ? Celui de Ramuz qui suffoque le poumon ?
Le gonfle d’eau et de loups ? Celui de Calvin qui prêche et qui brûle ?
Impossible, face à l’œuvre de Lecoultre, de parler en continuité.


Michel Butor séquence son texte de 1994 en treize paragraphes qui s’achèvent ainsi : « le temps boîte ». Or c’est l’écrivain qui boîte dans la peinture de Lecoultre. Plan déclive où rien ne tient, pas même la lumière. Pas un mot de joie. Pas une cendre. J’allais dire : pas une femme, mais c’est mentir.
Butor commence : « Mis en demeure, j’attends le praticien. J’examine les meubles, machines, installations sanitaires. Je tourne autour de la salle pour vérifier qu’il n’y a pas de fenêtre. »


Plus loin, les mots laboratoire, courage, délivrer, cliquetis, siège pivotant. L’écrivain a-t-il peur ? Laboratoire ? Prison ?
Tête malade et close ? Tête d’homme qui nous dit le monde ?
Territoires greffés, 1979. Une poutrelle d’acier devient fourrure.
Ou plutôt : une jambe inhumaine révèle son os de métal.
Derrière, quelques chiffres et indications. Une pesée. Une identité. Un gène ?
Souvenir d’un poème d’Alfred de Vigny : « Ne me laisse jamais avec la nature, car je la connais trop pour n’en pas avoir peur. »
Souvenir d’une citation latine, que j’ai longtemps méprisée :
« Ars est homo additus naturae ». L’art est l’homme ajouté à la nature. Ici, ni homme, ni nature. Mais l’ajout. La grandeur des corps sans organes. Des organes sans tête. Des têtes sans corps. La pensée flotte, se répand, de forme en forme. Elle jaillit d’une photographie. D’une tête de Mickey. D’une main révélant l’origine du monde.
Je crois que Lecoultre aime Courbet. Disons que je décide.


Le Courbet du Doubs : enterrement, grands dévers de granit, herbes dures. Je crois que Lecoultre aime La Méditerranée, de Courbet – dieu soit loué Courbet la nomme ainsi, car elle est glaciale, cette tôle noire. Au-dessus, mais loin du ciel rédempteur, un soleil cerclé de rose. Un soleil négatif. Soleil mauvais sur plaque à naufrage. Lecoultre n’est pas dans les lavandes. Ni dans l’antique. Sa nature brise, tranche, révèle.
Domaines rapportés, 1986 : un vampire, ou un singe noir hideux, ou un « homme de l’envers » comme en crache le Moyen Age, glabre le jour et révélé la nuit, dans sa furie, dans ses poils, se tord devant un corps nu. Est-ce une prière ?
Un chant ?
Depuis des mois, écrire ces quelques pages d’introduction me terrifie. Je suis comme devant un mur blanc. Les images viennent, sans pensée. C’est la puissance de Lecoultre : nous contaminer. Nous éloigner de l’icône (qui parle).
Répliques, 1993. Un nourrisson crayonné. Ses pieds, ses cuisses, la chair laiteuse et belle du tout juste né. Puis un tronc étrange qui fait comme un chien. Un museau aveugle.
Ou un nœud de chair. Je tourne la page. Je reviens. Est-ce un être ? Une vision ? Un miroir ? Suis-je cette mauvaise réplique ? Suis-je, moi l’homme fait, cette difformité ? Cet inaccomplissement, un peu ignoble, assez invivable ?
Autre Répliques, toujours 1993. Un fauteuil. Une chaise de dentiste. De gynécologue. Derrière ce trône pourpre, une immense peau tendue. Là encore, j’hésite : peau de cerf à qui apparaissent les saints, dans les forêts Renaissance ?
Pièce de boucher ? Peau de chagrin ?
Répliques, 1993. Non, Lecoultre, je ne veux pas rêver.
Guy Debord écrit : « La sagesse ne viendra jamais ».
Détourement ? Parole de Chamfort raillée ? Lecoultre est sans sagesse. Il est sans sommeil. Il est brisé. J’aime le nom :
MENACE INTIME, inventé par Butor pour son livre sur une suite de dessins de Lecoultre. C’est le sens même de son œuvre, qui joue, menace.
Dans tes « Composants dérivés », cher Jean, des organes vitaux : le cerveau ; le cœur, le poumon. Et ce visage, en écorché, ce visage endolori par ses nerfs. Ou au repos, c’est indécidable. Je sursaute : un instant j’y ai vu des vipères blanches.


Lecoultre raconte l’homme nouveau, et le monde de l’homme nouveau. Une main inhumaine presse un cœur. Un thorax mangé par les rayons x flotte contre une poutrelle. Cet homme nouveau n’est pas sans grandeur. Disons qu’il fouaille le néant.
Tiens, une photo de 1972. Le peintre se tient, à New York, entre deux minces cabines téléphoniques. Cabines opaques, presque irréelles. L’homme coupé. Séquencé.

Heurté par d’autres matières. Comme un constat scientifique.
Cette photo ne fait pas sourire, pourtant elle devrait.
A la droite de Lecoultre, au paradis des corps tranchés, ouverts pour ne pas jouir, David Cronenberg. Lecoultre a-t-il vu ses films ? Le connaît-il ? C’est son jumeau de l’ouest, qui lui non plus ne répond pas à la question de Saint-Thomas (citée par Jacques Chessex dans LES DANGERS DE LECOULTRE) : « Qu’est-ce que le beau ? ». Réponse : « Ce qui plaît à la vue. » Notre œil ne voit plus le monde, mais l’œil incisé.

Christophe Bataille

Paru dans “Jean Lecoultre, Composants dérivés 2003-2006,” Exposition à la Galerie Guigon, Paris

2003-2006

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