Le mystère de Jean Lecoultre
Certes, et l’on s’excuse de redire ici ces choses, l’apparition (au sens baudelairien) d’un peintre, d’un musicien et d’un poète de tempérament original constitue en elle-même un mystère foncier. L’esprit cherche à le cerner de toute part, en vain, car il a beau vouloir en établir les données, certaines lui échapperont toujours: il lui faut bientôt s’avouer vaincu. Et l’apparition du peintre Jean Lecoultre propose à son tour, comme les autres, la même profonde énigme.
Mais à l’intérieur, disons, de ce mystère global, on a tôt fait d’en découvrir un autre qu’il siérait d’appeler, celui-là, le « mystère Lecoultre »; il est trop émouvant, trop rare pour le passer sous silence, puisque les contemplateurs de cette somptueuse suite d’images en auront à leur tour la révélation. Il apparait au terme d’une aventure qu’il faudrait narrer en choisissant les mots les plus simples… Voyez: un adolescent lausannois qui poursuit des études commerciales compose des vers. Son maître de français les découvre et s’en émerveille d’autant plus qu’ils relèvent indubitablement de la plus stricte poétique surréaliste. Comment ne pas encourager cette vocation tout inattendue? Mais, ses diplômes en poche, Jean Lecoultre s’éloigne. À Genève, la journée de bureau terminée, sa vraie journée commence. Une lente conquête de la poésie va-t-elle donc s’amorcer ?
Ô surprise, le stylo dort qui suivait les vertigineux méandres de l’écriture automatique et captait au déboulé le bondissement des images. Debout, palette au poing, devant une toile commencée, Jean Lecoultre est entré en peinture. Après la flambée de poésie adolescente (nulle cendre n’étouffera en lui le souvenir de ce haut feu), commence pour le jeune peintre la découverte et la conquête d’un autre langage, celui des couleurs et des formes, ce qui signifie aussi, de toile en toile, une patiente découverte de soi-même.
Mais l’élan intérieur qui le porte est si vif qu’il va bientôt l’acculer à un choix inéluctable.
Au compromis « bureau et peinture du dimanche», Lecoultre dit « non » sans réplique et en assumant par avance tous ses risques redoutables, se jette hardiment dans l’aventure « peindre ». Il s’envole vers l’Espagne, sans plus tarder. Et c’est ici que commence proprement le mystère. Au pays, le chœur des amis inquiets s’interroge, impatient de nouvelles.
Elles arrivent, quasi incroyables: tout se passe comme si Lecoultre, loin d’avoir abordé une terre inconnue, était très simplement rentré chez lui.

Rien de plus attirant qu’un tel mystère. Sans doute, aucun archétype des peintres vaudois n’existe-t-il auquel tous ses confrères seraient, de par leur commune origine, tenus de ressembler, sinon peut-être, rêvé par Ramuz, cet Aimé Pache qui, pour faire œuvre viable, a dû se situer lucidement au cœur même d’un incessant échange avec sa terre natale, ne pouvant demeurer fidèle à lui-même que dans la mesure où il l’est, humblement, amoureusement, envers les êtres et les choses qui l’entourent. Et pourtant, qu’on le veuille ou non, il est certains traits qu’on prête spontanément à tout jeune peintre vaudois et qui définissent et limitent en même temps, parfois non sans quelque vraisemblance, ses créations futures. Jean Lecoultre, avant l’Espagne, tout envoûté par Klee et faisant de chacune de ses toiles un hommage à son séducteur, laissait entrevoir des dons certains de coloriste. Il n’en fallait pas plus pour qu’on l’imaginât, dans sa perspective vaudoise, prêt a devenir un élégiaque pudique et sensible. Douceur, pensait-on, et non puissance; délicatesse infinie, mièvrerie même, dans des nuances; nul cri jamais: tel allait être le caractère profond de son art… Insigne erreur, et quel royal démenti devait nous infliger Jean Lecoultre, à peine achevé son apatrie-ment espagnol! À chaque retour dans sa première patrie, le jeune peintre nous proposait des œuvres plus amples, plus sûres dans leur dépouillement accru. À mille lieues de toute anecdote, elles nous restituent dans leur vérité profonde, avec une croissante intensité d’accent, les traits essentiels d’une race et d’un pays. Tout cela dans une harmonie colorée à la fois austère et savoureuse, tout cela transposé avec assez de puissance pour qu’un style apparaisse enfin.
Car la puissance, la vraie, et non pas une violence extérieure incapable de donner longtemps le change, c’est à sa mystérieuse rencontre avec l’Espagne que Lecoultre doit de l’avoir rejointe. Le choc premier, si l’on peut dire, ressenti par le jeune Vaudois devant ce qui était déjà sa terre d’élection, a donné vie soudain à certains de ses pouvoirs de peintre latents encore. Il a éveillé du même coup et de façon tout aussi mystérieuse, l’exigence profonde qui sommeillait en lui, ce désir inné de grandeur dépouillée, en lui proposant sans relâche des spectacles humains et naturels où triomphent ce dépouillement et cette grandeur.

Mais comment passer sous silence un des éléments essentiels de la force expressive où atteint une toile de Lecoultre, cet emploi toujours plus savant qu’il fait de ses dons de coloriste? Déjà le haut adolescent aux yeux clairs se risquait à des « cuisines» inédites, rêvant d’obtenir de nouvelles transmutations, loin de toute technique orthodoxe, et y réussissant parfois. Mais, sitôt l’Espagne « reconnue», et ses gammes de tons particulières, tout l’effort du peintre semble avoir été d’en donner dans son œuvre une équivalence de plus en plus pure. C’est là une forme supérieure de fidélité et qui frôle souvent la gageure. Un seul exemple: comment recréer pour le spectateur, sans choir dans une brutalité grossière et sans écho, la tension inouïe, presque pathétique, suscitée par le contraste entre les plages d’ombres et les murailles éblouissantes? Ici même, le « Personnage dans un Intérieur» nous apporte la réponse de Lecoultre… Nul ne peut demeurer insensible à cette résonance inépuisable, pure, profonde, dont le peintre a su doter ses blancs et ses noirs. Et qu’il s’agisse de ce «Personnage», de la « Femme à la Fenêtre», de la « Sieste» ou des autres images de ce qu’il nous plairait d’appeler une « Suite dans le goût espagnol», partout règne la même somptuosité de coloris, la même noblesse, la même franchise d’accent. L’Espagne de Jean Lecoultre est partout présente, et d’autant plus profondément peut-être que le peintre, en s’interdisant d’immédiates références, a recrét pour nous un « climat» d’une attirance toute puissante. Une fois encore, et toujours aussi impénétrable malgré nos timides essais de clairvoyance, le mystère
Lecoultre a triomphé.
Gustave Roud